1. L'acédie, ainsi que
nous l'avons déjà dit, tire son origine de la démangeaison de parler;
c'est un de ses premiers enfants. C'est pour cette raison que, dans cette
odieuse chaîne de vices, nous avons cru qu'il était à propos d'en parler
en cet endroit. 2. Nous disons donc que lÕacédie
est un relâchement d'esprit, une langueur de l'âme, un dégoût des exercices
de la vie religieuse, une certaine aversion pour la sainte profession
qu'on a embrassée, une louangeuse imprudente des choses du siècle, et
une calomniatrice insolente de la Bonté et de la Clémence de Dieu; elle
rend l'âme froide et glacée dans la chant des divins cantiques, faible
et languissante dans la prière, diligente et infatigable dans les travaux
et dans les exercices extérieurs, feinte et dissimulée dans l'obéissance.
3. Un moine sincèrement attaché au devoir de l'obéissance, ignore
absolument ce que c'est que l'acédie; car il se perfectionne dans la vertu,
en se livrant aux actions extérieures qui lui sont commandées par son
supérieur.
4. La vie monastique est l'ennemi déclaré de la paresse, tandis
qu'elle accompagne le plus souvent la vie érémitique, et ne cesse guère
pendant tout le temps de leur vie de faire la guerre aux solitaires. Ainsi
, lorsqu'elle voit la cellule d'un anachorète , elle sourit en elle-même,
s'approche et fixe sa demeure auprès de la sienne.
5. C'est ordinairement le matin que le médecin visite ses malades;
c'est à midi que l'acédie visite les moines. Elle inspire une forte inclinaison
pour les devoirs de l'hospitalité, et ne cesse en particulier aux solitaires
combien il leur serait utile de pouvoir faire de grandes et de nombreuses
aumônes, de visiter assidûment et de bon coeur les pauvres malades; elle
ne cesse de leur répéter, pour les tromper, cette parole du Seigneur :
J'étais malade, et vous M'avez visité" (Mt 25,36), et quoiqu'elle soit
sans vigueur et sans courage, elle nous conjure de ne pas délaisser ceux
qui se trouvent dans l'abattement et la tristesse, et de fortifier par
des consolations ceux qui sont faibles et découragés.
6. Sommes-nous dans le saint exercice de la prière ? elle nous
retrace l'image de mille choses différentes, qu'elle nous fait envisager
comme très importantes et très nécessaires comme par un licou.
7.Chose qui mérite toute notre attention,
ce funeste démon de la paresse tente surtout les religieux trois heures
avant le repas; car tantôt elle leur fait sentir de douloureux frissonnements
et des maux de tété; tantôt elle les tourmente par les ardeurs de la fièvre
et les tranchées de la colique; et, à l'heure de none, qui, selon notre
manière de compter, est la troisième heure de l'après-midi, elle nous
donne un peu de relâche et nous laisse, tranquilles.
8. Mais la table est-elle servie ? elle,
recommencée à nous tourmenter, Le temps de la prière revient-il ? elle,
nous rend lourds et pesants; sommes-nous à prier ? elle nous vexe cruellement
par des envies de dormir, et nous empêche de prononcer des versets entiers
par les bâillements honteux et insupportables qu'elle nous donne.
9. Mais remarquons ici que les autres vices n'attaquent et ne détruisent
que les vertus qui leur sont contraires : L'acédie attaque et détruit,
seule, toutes les vertus.
10. Une âme forte et généreuse sait entretenir, conserver et même
faire revivre son ardeur et son courage; mais l'acédie ne sait que perdre
entièrement toute richesse.
11. Comme de tous les péchés capitaux c'est la paresse qui nous
fait le plus de mal, nous devons nous occuper à la combattre autant et
plus fortement que les autres.
12. Après tout, notons bien ici que cette maudite passion ne nous
attaque guère avec violence que pendant le chant des psaumes, et qu'après
ce saint exercice elle nous laisse assez tranquilles.
13. Il n'est rien qui soit capable de nous
procurer des couronnes plus belles et plus riches que les combats que
nous avons à livrer et à soutenir courageusement contre la paresse.
14. Lorsque nous sommes debout, elle voudrait nous faire asseoir;
lorsque nous sommes assis, elle nous porte à nous appuyer contre le mur,
et que lorsque nous sommes dans nos cellules, elle nous engage à regarder
çà et là, et à faire du bruit avec les pieds.
15. Quiconque pleure amèrement ses péchés, n'est point esclave
de cette funeste passion.
16. Enchaînons donc ce tyran cruel par le souvenir douloureux de
nos fautes; frappons-le fortement par le travail de nos mains; tourmentons-le
sans cesse par la pensée des biens éternels que nous attendons; traînons-le
impitoyablement devant le tribunal de notre foi; et là faisons lui subir
un interrogatoire et un jugement flétrissants; demandons-lui avec empire
qu'il ait à nous dire quel est le père méchant qui l'a engendré, et quels
sont les abominables enfants à qui, lui-même, il a donné naissance; forçons-le
à nous avouer quelles sont les personnes qui le poursuivent et lui donnent
la mort. Malgré lui, il nous répondra que ceux qui le combattent jusqu'à
le faire mourir, ce sont les disciples sincères de l'obéissance, et que
dans ces hommes il ne trouve rien qui puisse lui servir un seul moment
pour se reposer; qu'il ne peut séjourner tranquillement qu'avec les faux
moines qui ne font que leur propre volonté; que c'est pour cela qu'il
les aime et ne les quitte jamais; que les causes qui concourent à lui
donner l'existence, sont en grand nombre, et qu'il doit nommer l'insensibilité
du coeur, l'oubli du ciel et des vérités éternelles, et quelquefois un
travail trop pénible et des exercices trop multipliés et trop fatigants;
que ses enfants sont l'inconstance, le changement de demeure, la désobéissance
au supérieur, l'oubli du jugement et, de temps à autre, la négligence
à remplir les devoirs de la vie religieuse; que les ennemis qui le chargent
de chaires et le réduisent en captivité, sont la psalmodie fervente, une
occupation continuelle, et la méditation de la mort; et que ses ennemis
mortels sont la prière et l'espérance vive et certaine des biens à venir.
Quant à la prière, si vous voulez connaître d'où elle tire son origine,
il faut le lui demander à elle-même. Celui qui, par la victoire qu'il
aura remportée sur la paresse, sera monté sur ce treizième degré, excellera
dans toute sorte de vertus.
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1. Si jamais, depuis que
nous nous occupons de certains sujet, nous avons été obligés de parler
contre nous, c'est surtout dans le sujet présent que nous devons le faire.
En effet je crierais au miracle, si quelqu'un m'assurait qu'il a vu un
homme qui s'est entièrement délivré pendant sa vie de la tyrannie de l'intempérance,
à moins d’habiter dans la tombe.
2. La gourmandise est un acte hypocrite de notre estomac, qui nous
dit qu'en le rassasiant, il ne se rassasie pas, et qui, pourvu et même
rempli de nourriture, ne cesse de nous répéter qu'il éprouve encore de
grands besoins.
3. Ce vice honteux est l'ingénieux inventeur
des assaisonnements recherchés, et la source des plaisir de la bonne chère.
4. Si par une forte ligature faite dans une violente hémorragie,
vous arrêtez le sang sur un endroit, il trouvera une issue ailleurs; si
encore là vous êtes assez heureux pour vous en rendre maître, il s'échappera
par une autre voie.
5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu'une partie des
mets qui sont sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier,
elle nous fait croire que nous pourrons tous les dévorer.
6. La satiété produit ordinairement l'incontinence, ainsi que la
tempérance engendre la chasteté.
7. On voit assez souvent qu'un apprivoiser peut, par des caresses,
calmer la fureur d'un lion et le rendre doux et traitable; mais vit-on
jamais que celui qui a traité son corps de la même manière, ait fait autre,
chose que de le rendre plus furieux et plus indocile ?
8. Le Juif est dans la joie le samedi et les jours de fête, et
le moine, le samedi et le dimanche. Il compte, pendant le Carême, les
jours qui le séparent de la fête de Pâques, et il ne manque pas, aux approches
de cette fête, de préparer les mets que sa convoitise lui fait désirer.
Un malheureux esclave de la gourmandise ne pense qu'aux mets délicieux
dont il fera usage aux grandes fêtes, et c'est de cette misérable manière
qu'il s'y prépare et qu'il les célèbre, mais le véritable serviteur de
Dieu ne pense qu'aux grâces et aux vertus dont il désire orner et parer
son âme pour ces belles solennités.
9. Un ami, ou même un étranger arrive-t-il chez un esclave de son
ventre, vous le voyez, conduit par sa passion, se réjouir de cette circonstance,
parce que, sous prétexte de remplir à son égard les devoirs de la charité,
il trouve une occasion favorable pour se livrer à l'intempérance et se
contenter, faire passer sa sensualité pour un soulagement et une consolation
qu'il doit procurer à son frère. C'est ainsi qu'on s'imagine qu'avec des
hôtes on peut se livrer un peu plus à la boisson; mais combien on se fait
illusion en se comportant de la sorte ! Hélas ! on a beau vouloir cacher
la passion, elle perce et fait voir qu'on en est misérablement esclave.
10. Il arrive quelquefois que la vaine gloire et la gourmandise
se font entre elles une guerre fort animée, et se disputent vigoureusement
un pauvre misérable; car la gourmandise fait tous ses efforts pour le
porter à violer les règles de la mortification et du jeûne, et la vanité,
pour l'engager à faire connaître la perfection de sa vie par les actes
d'une abstinence sévère. Mais un moine conduit par un esprit de sagesse,
évitera les pièges que lui tendront ces deux passions, et, saura profiter
des circonstances, pour les chasser l'une et l'autre bien loin de lui
11. Voyons-nous que notre chair, par la chaleur
de l'âge, ou par la force de notre constitution, veut se porter aux plaisirs
des sens ? ne cessons de la châtier et de la mater en tout temps et en
tout lieu par les rigueurs salutaires de la mortification; et ne nous
relâchons pas de ces saintes austérités, que nous ne soyons fondés à croire
par des preuves certaines et indubitables que nous avons eu le bonheur
d'éteindre en nous les flammes impures de la concupiscence. Or je ne crois
pas que nous y parvenions avant la mort.
12. J'ai vu de misérables prêtres, d'un âge très avancé, qui s'étaient
laissés tromper par le démon, au point que se trouvant à table avec des
personnes bien moins âgées qu’eux et sur lesquelles ils n'avaient aucune
autorité, les engageaient, par des invitations pressantes et par des sollicitations
diaboliques, à se livrer à la boisson et à l'intempérance. Or, s'il nous
arrivait par hasard de nous trouver avec des vieillards qui se conduisissent
de cette manière à notre égard, voici la conduite que nous devrions tenir
: Si ces personnes jouissent à juste titre de la réputation de vertu et
de piété, répondons à l'honnêteté qu'elles nous font, avec une modération
pleine de reconnaissance; si, au contraire, ces personnes ne sont connues
que par une conduite et une vertu fort douteuses, et que nous nous trouvions
nous-mêmes dans des circonstances dans lesquelles nous soyons obligés
de soutenir de rudes combats contre les révoltes de la chair, gardons-nous
bien d'écouter ces funestes invitations; et fuyons avec horreur une occasion
si dangereuse.
13. Évagre, agité par l'esprit des ténèbres,
s'était imaginé, à cause de son éloquence et de la perspicacité de son
esprit, qu'il était plus sage que les sages; mais combien il s'est horriblement
trompé, puisque dans ce que je vais rapporter, comme dans plusieurs autres
choses, il a fait voir à tout le monde qu'il était plus fou que les fous.
Voici donc une de ces maximes : "Lorsque notre âme soupire après les délices
que procure la variété des mets, il faut la punir sévèrement en nous condamnant
impitoyablement au pain et à l'eau." Or, parler de la sorte, n'est-ce
pas vouloir exiger que d'un seul saut, un petit enfant monte tous les
échelons d'une échelle ? Je pense donc que pour rendre cette maxime saine
et praticable, il faut dire : "Notre âme désire plusieurs mets pour contenter
ses appétits ; ce désir étant conforme aux inclinations de la nature,
nous devons user de beaucoup de prudence et d'industrie pour combattre
la plus rusée et la plus artificieuse des passions; car en agissant autrement
nous nous engagerions imprudemment dans une guerre très dangereuse, et
nous nous exposerions au péril d'une perte éminente. Privons-nous d'abord
des mets capables de nous donner trop d'embonpoint, ensuite de ceux qui
peuvent enflammer les humeurs, enfin de ceux qui sont doux et agréables.
14. Cependant, autant que faire se pourra, n'usons que de nourritures
propres à nourrir nos corps, et qui soient de facile digestion, afin que,
tout en nous rassasiant d'un côté, nous contentions notre estomac qui
demande toujours, et que, d’un autre côté, nous nous préservions, par
une digestion prompte et aisée, des mauvaises humeurs et des ardeurs funestes
que des nourritures plus solides produiraient en nous. Au reste, avec
un peu d'attention, nous apprendrons et nous éprouverons que les mets
les plus nourrissants ont aussi en nous plus de
vertu pour nous faire sentir les mouvements de la
15. Moque-toi du démon, lorsqu'après avoir pris ton repas, il vous
suggère de le différer une autre fois à une heure plus reculée; car il
ne te porte à prendre cette résolution que pour avoir la satisfaction
de vous la faire violer.
16. Il est une espèce d'abstinence qui convient à ceux qui ont
conservé leur innocence, et il en est une autre qui regarde ceux qui l'ont
perdue, et qui par les salutaires rigueurs de la pénitence cherchent à
la recouvrer; car les personnes qui ont heureusement gardé leur innocence,
se mortifient selon qu'elles voient qu’elles en ont besoin pour résister
aux mouvements de la concupiscence; au lieu que celles qui sont tombées
dans des fautes mortelles, doivent jusqu'à la fin de leur vie, sans relâche
et sans adoucissement, faire souffrir une chair qui leur a fait perdre
le trésor des trésors, afin de pouvoir le retrouver. Ainsi les premiers
se proposent dans leur mortification de conserver l'heureux état de justice
et de sainteté, et les derniers font tous leurs efforts pour se rendre
Dieu propice par leur pénitence et par leurs larmes.
17. Le temps d'une consolation et d'une joie véritables pour un
homme vertueux, c'est l'époque où il se voit heureusement délivré de tous
les soins et de toutes les inquiétudes que donnent les choses du siècle;
mais celui qui est encore aux prises avec ses passions et ses penchants
déréglés, ne peut pas être content, puisqu'il se trouve nécessairement
exposé aux dangers d'une guerre opiniâtre et cruelle. Pour celui qui est
asservi à ses vices et qui vit au gré de ses passions, il est dans un
tel aveuglement, qu’il se réjouit tous les jours, comme on a coutume de
le faire à la fête des fêtes.
18. Les hommes intempérants ne pensent guère qu'aux viandes et
aux banquets, et donnent entièrement leur affection à ces choses viles
et grossières; ceux, au contraire, qui pleurent leurs péchés ne s'occupent,
le jour et la nuit, que de la pensée des jugements de Dieu et des peines
éternelles.
19. Tâchez donc de vous rendre maître de votre appétit déréglé
pour le boire et le manger, si vous ne voulez pas qu'il se rende maître
de vous-même, et que plus tard vous ne soyez honteusement obligé de faire
de grands efforts, et sans succès, pour vivre selon les règles de la sobriété
et de la tempérance. Ils doivent me comprendre ici, ceux qui sont ignominieusement
tombés aux abîme du péché. Quant à ceux qui, se sont rendus saints et
chastes, ils n'ont heureusement pas fait l'expérience de la chute dont
nous parlons.
20. Réprimons donc fortement par le souvenir
des flammes éternelles tous les mouvements de l'intempérance, et rappelez-vous
avec effroi que plusieurs, parmi ceux qui ont voulu les suivre dans un
temps, en sont venus à un tel excès de découragement, que désespérant
de résister aux mouvements de la concupiscence, ils se sont traités de
manière à faire craindre et pour le corps et pour la vie de l'âme. Or,
si nous voulons y donner quelque attention, nous comprendrons fort bien
que c'est ordinairement l'intempérance qui conduit les hommes dans tous
ces malheurs et dans tous ces péchés, et qui les expose à faire un triste
naufrage.
21. Les prières des personnes qui pratiquent fidèlement la tempérance,
ne sont accompagnées que de pensées saintes et pieuses; tandis, au contraire,
que pendant ces saints exercices, l'esprit des intempérants est continuellement
agit par des idées mauvaises et souillé par mille représentations impures.
22. En nous livrant à l'intempérance, nous épuisons et nous faisons
tarir à notre égard la source des grâces; mais en la combattant à toute
outrance par le jeûne, nous faisons jaillir en abondance les larmes salutaires
de la pénitence.
23. Savez-vous à qui nous devons comparer une personne qui, tout
en se rendant esclave de son ventre, s'efforce néanmoins de triompher
du démon de l'impureté ? comparons-la, sans hésiter, à un homme qui, voulant
éteindre un incendie, jetterait de l'huile sur les flammes.
24. En mortifiant notre penchant à la gourmandise, le coeur devient
humble; mais en le contentant, nous remplissons notre esprit de mauvaises
pensées.
25. Pour être bien convaincu de ces vérités, considérez dans quel
état vous vous trouvez le matin, à midi et au moment qui précède votre
repas : n'est-il pas vrai qu'à la première heure vos pensées ne sont guère
raisonnables et annoncent une grande dissipation dans votre esprit; qu'à
la septième heure, c'est-à-dire à midi, elles sont plus tranquilles et
plus graves, et que sur le soir elles sont tout-à-fait humbles.
26. Si vous observez les règles de la tempérance, il ne vous sera
pas difficile de garder le silence; car la langue se répand d'autant plus
en paroles, qu'elle reçoit plus de force d'un estomac bien nourri. Usez
donc de toutes vos forces pour combattre et terrasser cette tyrannique
intempérance; car Dieu, en voyant vos généreux efforts, viendra lui-même
à votre secours par une grâce toute particulière.
27. Lorsqu'on a fait tremper quelque temps des outres elles s'étendent
et contiennent plus de liqueur que si elles n'avaient pas subi cette opération,
et si elles restent sèches, elle se retirent et ne sont plus aussi grandes.
Il en est de même de notre estomac : remplissez-le de viandes et de vin,
il s'étend et se dilate; donnez-lui moins, il se resserre et devient en
quelque sorte plus petit. C'est ainsi qu'on devient presque tempérant
par la nécessité de la nature.
28. On calme quelquefois les ardeurs de la soif en les souffrant;
mais on ne peut pas en dire autant de la faim : rien ne peut l'apaiser,
que la nourriture qu'on prend.
29. En prenant cette nourriture nécessaire, domptez la gourmandise
par quelques peines et quelques souffrances; et si, à cause de certaines
infirmités, vous ne pouvez pas vous livrer à ces mortifications, ayez
recours aux saintes veilles de la nuit. Si vous sentez vos yeux appesantis
par le sommeil, qu'une occupation laborieuse vous empêche de vous endormir.
Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si vous n'êtes pas fatigué par
l'envie du sommeil : vous vous appliquerez à la prière. Il est impossible
de servir Dieu et Mammon, de même nous devons dire aussi qu'il n'est guère
possible de prier et de travailler d'une manière qui puisse nous être
de quelque utilité.
30. Une chose que nous devons remarquer ici, c'est qu'une fois
que l'intempérance s'est emparée d'une personne, elle rend son estomac
insatiable, au point qu'elle se figure pouvoir dévorer toutes les viandes
de l'Égypte, et boire toutes les eaux du Nil. Lorsque nous avons bien
contenté le démon de l'intempérance, il se retire pour faire place à un
autre démon; à celui de l'impureté, à qui il donne des nouvelles exacte
de l'état de notre estomac : " Allez, lui dit-il, attaquez hardiment cette
personne; car son corps, qu'elle a si bien traité, vous donnera tous les
moyens de la vaincre et de la faire tomber dans vos pièges. Le voyez-vous,
ce démon infâme ? il est auprès de ce misérable intempérant. Oh ! comme
il lui lie les pieds et les mains ! comme il se moque de lui pendant le
funeste sommeil où il le précipite ! comme il le traite selon ses desseins
pleins de malice et de perversité ! comme il trouble et salit son imagination
par de honteux fantômes ! comme il produit sur son corps des mouvements
humiliants et coupables !
31. N'est-ce pas une chose vraiment étonnante que notre intellect
incorporel, soit capable de se souiller et de perdre sa beauté par le
moyen du corps ? Mais est-ce moins surprenant que notre corps, qui n'est
qu'un vil composé de terre et de boue, puisse, la purifier et la rendre
en quelque sorte, plus sainte et plus belle.
32. Si vous avez promis de vous attacher au Christ, et de suivre
la voie rude et étroite dont il vous parle dans l'Évangile, réprimez victorieusement
la passion de la gourmandise; car si vous traitez délicatement votre corps,
et que vous lui accordiez tout ce qu'il vous demandera, vous violez la
promesse que vous avez faite au divin Sauveur. Mais écoutez les paroles
qu'il vous adresse : La voie, dit-il, qui mène à la perdition, est large
et spacieuse, et il y en a beaucoup qui y entrent. (Mt 7,13-14). Or cette
voie large, c'est l'intempérance; et cette perdition, c'est l'impureté.
Celle, continue-t-Il, qui mène à la vie, est étroite et difficile, et
il y en a peu qui la suivent
33. Si Lucifer, qui s'est fait précipiter du ciel dans les enfers,
est devenu le chef des démons, ne pouvons-nous pas dire que la gourmandise
est à la tête des vices qui tyrannisent le coeur humain ?
34. Lors donc que vous vous mettrez à table pour prendre votre
nourriture, représentez-vous vivement l'image de la mort et du jugement,
afin de pouvoir résister à cette cruelle passion; encore n'aurez-vous
que des succès bien médiocres et qui vous coûteront beaucoup de peine.
Quand vous serez sur le point de boire, rappelez à votre mémoire le vinaigre
et le fiel dont le Seigneur fut abreuvé sur le Calvaire, et cette pensée
salutaire vous rendra sobre, ou vous fera gémir, ou bien encore, vous
inspirera des sentiments plus humbles et plus modérés.
35. Ne vous y trompez pas, vous ne pourrez jamais être délivré
de la dure servitude de Pharaon, ni mériter de célébrer la Pâque céleste,
si pendant votre vie vous ne mangez les laitues amères et le pain sans
levain. Or ces laitues sauvages sont l'image des efforts que nous devons
faire et des mortifications que nous devons pratiquer; et le pain sans
levain est la figure de l'humilité sincère de notre âme, qui ne connaît
que les règles de la plus exacte modestie.
36. Ne laissez donc pas passer un instant où cette sentence de
l'Esprit saint ne soit présente à votre mémoire : Pour moi, tandis que
les démons mes ennemis m'accablaient par leurs tentations, je me revêtais
d'un cilice, j'humiliais mon âme par le jeûne, et j'adressais à Dieu ma
prière dans le secret de mon coeur. (Ps 34,13).
37. Le jeûne est une violence que nous faisons à la nature. C'est
lui qui nous fait renoncer aux délices de la sensualité, qui éteint en
nous les flammes de la concupiscence, qui nous délivre des mauvaises pensées,
nous préserve des songes importuns et rend nos prières saintes, ferventes
et agréables aux Yeux du Seigneur ; c'est lui qui éclaire notre âme, prend
soin de notre esprit, dissipe les ténèbres de notre intelligence, veille
sur notre coeur, lui ouvre la porte de la componction, lui fait pousser
des gémissements salutaires, le console et l'encourage dans les travaux
et les douleurs de la pénitence, empêche notre langue de tomber dans la
démangeaison de parler, nous inspire l'amour de la retraite et de la solitude,
conserve en nous l'esprit d'obéissance, adoucit les rigueurs de nos veilles,
procure et entretient la santé de nos corps, nous donne la paix et la
tranquillité de l'âme, efface nos péchés, nous ouvre la porte du ciel,
et nous introduit dans la possession des plaisirs, des joies et des délices
éternelles.
38. Interrogeons l'intempérance : N'est-elle pas notre ennemie
déclarée ? Ne la voyons-nous pas à la tête de tous nos ennemis ? N'est-elle
pas le plus furieux et le plus dangereux de tous nos ennemis spirituels
? N'est-ce pas elle qui est l'auteur de tous les maux qui nous arrivent
? n'a-t-elle pas fait tomber Adam dans le paradis terrestre et perdre
à Ésaü son droit d'aînesse ? N'est-ce pas elle qui attira les plus grands
malheurs aux Israélites, qui couvrit Noé de confusion, fit disparaître
Gomorrhe, souilla Loth, et donna la mort aux malheureux enfants d'Héli
? Enfin n'est-ce pas l'intempérance qui est la cause et le principe de
toute sorte de corruptions et de péchés ? Mais demandons-lui à elle-même
de qui elle tire l'existence, à qui elle la donne, quel est celui de ses
ennemis qui la foule aux pieds et l'écrase ? Or dis-nous, infâme et cruelle
maîtresse du genre humain, toi qui, pour nous rendre tes esclaves, nous
a malheureusement achetés avec de l'or, par le désir insatiable de manger,
dis-nous donc par quelles voies tu as pu arriver jusqu'à nous; dis-nous
ce que tu nous as donné et fait depuis que tu as fixé ta cruelle demeure
en nous; apprends-nous toi-même qu’elles sont les moyens efficaces que
nous devons employer pour te chasser et nous délivrer de la servitude.
Irritée par ces questions fatigantes, enflammée de fureur et frémissant
de rage, elle va nous faire entendre, malgré elle, les réponses suivantes
: "Pourquoi me chargez-vous d'injures et de reproches ? oubliez-vous que
vous êtes mes esclaves ? comment vous est-il même venu en pensée que vous
puissiez vous séparer de moi ? Ignorez-vous que c'est la nature elle-même
qui vous a enchaînés et qui vous retient sous mon esclavage ? Vous voulez
savoir comment je me suis rendue maître de vous ? et bien je vous le dirai
: C'est par la quantité de la nourriture plus ou moins délicieuse que
vous prenez l'habitude d'user de cette nourriture a produit en vous cette
insatiable avidité que vous éprouvez, et cette habitude, accompagnée de
l'endurcissement du coeur et de l'oubli de la mort, me conserve et me
fait demeurer au milieu de vous. Vous voulez encore connaître les noms
et le nombre des enfants auxquels j'ai donné le jour ? mais si je vous
les nommais tous, les grains de sable qui sont sur la terre seraient à
peine suffisants pour les compter. Écoutez seulement quels sont ceux que
j'ai mis les premiers au monde et pour lesquels je conserve une affection
particulière : l'aiguillon de la chair est mon premier-né et mon premier
ministre; le second, est l'endurcissement du coeur; le troisième, est
l'amour du repos; après ceux-ci viennent le déluge des pensées impures,
le principe de toutes les corruptions et de toutes les souillures spirituelles,
et un abîme d'infamies secrètes et exécrables. Mes filles sont la paresse,
la démangeaison de parler, l'audacieuse présomption, la plaisanterie,
la bouffonnerie, la contradiction, l'opiniâtreté, la stupeur du coeur,
la captivité de l'esprit, l'insolente ostentation et l'inclination pour
plaire au monde. Ce sont elles qui troublent la ferveur et souillent la
sainteté de la prière qui occasionnent des tourbillons dans les pensées,
et qui frappent par des accidents subits et des malheurs inattendus; enfin
ce sont elles qui produisent le désespoir, le plus affreux et le plus
grand de tous les maux. Le souvenir des péchés me fait la guerre à la
vérité, mais ne me soumet pas; la méditation de la mort me porte des coups
redoutables, mais elle n'est pas encore capable de me vaincre, et je vous
déclare que rien en ce monde n'a le pouvoir de renverser entièrement mon
empire; que les seuls avantages que puissent remporter sur moi ceux qui,
sous la conduite du saint Esprit, à qui ils se sont adressés par d'humbles
supplications, me font une guerre constante et vigoureuse, c'est d'empêcher
que je ne leur fasse les maux cruels, funestes et incalculables que je
fais aux autres; car ceux qui n'ont pas goûté les dons et les douceurs
du saint Esprit, ce puissant Auxiliaire et cet ineffable Consolateur,
se laissent prendre à mes amorces, et finissent misérablement par ne pus
soupirer qu'après les délices brutales de la bonne chère. Il faut du courage
pour triompher de l'intempérance ! mais celui qui vient heureusement à
bout de remporter la victoire sur cette passion, se prépare un droit chemin
à la tranquillité de l’âme et à une suprême chasteté.
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