Article de "La Croix"
(périodique soit-disant catholique)
 
Les lefebvristes se déchirent
le 9 septembre 2004

L’exclusion du P. Laguérie de la Fraternité Saint-Pie-X pourrait conduire cette communauté à l’éclatement, sur fond de lutte pour la succession du supérieur, Mgr Fellay

Cela aurait pu n’être que la banale histoire d’un prêtre déplacé par ses supérieurs et qui refuse sa nouvelle affectation. Mais la mutation au Mexique, à titre de sanction, du P. Philippe Laguérie, 49 ans, sème le trouble au sein de la Fraternité Saint-Pie-X, qui regroupe les fidèles ayant suivi Mgr Lefebvre dans le schisme en 1988. Aux dires de certains fidèles, c’est d’ailleurs à cette époque qu’on serait revenu, quand il leur avait fallu choisir entre la rupture et la fidélité à Rome.

Tout a commencé le 22 juillet dernier quand le P. Philippe Laguérie, prieur de la Fraternité à Bordeaux, envoie à Mgr Bernard Fellay, son supérieur général, un texte où il met en cause la formation au séminaire d’Écône. Dans ce texte, qu’il transmet également à une trentaine de prêtres de la Fraternité, il dénonce la «sévérité incroyable» du P. Benoît de Jorna, supérieur du séminaire. Selon lui, ce dernier, décourageant les vocations, aurait renvoyé 62 séminaristes en sept ans. «Et, sur les 16 entrés en 1999, il ne reste qu’un diacre, ordonné en juin dernier, regrette le prêtre. On me dit que c’est la qualité des jeunes qui fait défaut, mais je m’inscris en faux contre cette opinion. C’est la formation qui fait défaut.»

Une vision contestée par la Fraternité Saint-Pie-X. Selon le P. Alain Lorans, ce sont «49, et non 62 séminaristes (qui) ont quitté Écône depuis 1997.» Pour le porte-parole du district de France de la Fraternité, ce chiffre, loin d’être extravagant, correspond à ce qui peut se vivre au sein d’autres communautés religieuses. «Si quelques-uns ont été renvoyés, d’autres se sont rendu compte que ce n’était pas leur vocation ou ont opté pour d’autres communautés religieuses.»

Au sein de la Fraternité, le P. Laguérie est une figure emblématique. Successeur en 1984 de Mgr Ducaud-Bourget à la tête de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet occupée par les intégristes (il n’a alors que 29 ans), cet homme de tempérament se fait remarquer en 1993 par la tentative d’occupation d’une autre église parisienne, Saint-Germain-l’Auxerrois. En 1998, il arrive à Bordeaux et, quatre ans plus tard, obtient de la mairie de se voir confier l’église Saint-Éloi alors non utilisée par l’Église catholique. En avril dernier, la cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé la délibération du conseil municipal, l’archevêque de Bordeaux n’ayant pas donné son accord à la désaffectation du bâtiment. Mais celui-ci demeure toujours occupé illégalement par les lefebvristes, qui y ont effectué d’importants travaux. «Le P. Laguérie ? Un électron libre qui fait ce qu’il veut, quitte à aller trop loin», estime un de ses adversaires bordelais, pour qui la rupture avec la Fraternité était inévitable.

Après la lettre critiquant le séminaire d’Écône, le P. Laguérie est sommé de présenter des excuses à sa hiérarchie, mais refuse de se soumettre. Il est alors muté dans un prieuré mexicain de la Fraternité. «J’ai fait doublement appel de cette sanction, rétorque-t-il. D’une part, j’ai demandé la constitution d’une commission interne, mais Mgr Fellay s’y est toujours refusé. Ensuite, sur les conseils d’un avocat du Tribunal de la Rote romaine, je me suis adressé à l’évêque de Fribourg, dont le prédécesseur avait reconnu la Fraternité Saint-Pie-X en 1970» – donc avant le schisme de 1988. Selon lui, Mgr Bernard Genoud, évêque de Fribourg, lui aurait verbalement donné son accord pour examiner le recours. Ce que le diocèse catholique, joint au téléphone par La Croix, dément formellement.

 

"Le vrai enjeu est électoral"

 

Entre-temps, le P. Laguérie a été plusieurs fois sommé de quitter Bordeaux. Le 22 août, le P. Régis de Cacqueray, supérieur du district de France, vient notifier aux fidèles occupant Saint-Éloi le départ du P. Laguérie, «sanctionné» pour «acte de subversion». En signe de soutien au prêtre, un bon tiers de l’assistance quitte la messe, qui continue sans chant ni orgue. À la sortie, le P. Laguérie s’explique dans un tract. Le dimanche suivant, le P. de Cacqueray se voit refuser l’accès à Saint-Éloi et s’adresse aux fidèles de la chapelle de Lisleferme, l’autre lieu de culte de la Fraternité à Bordeaux, et répond au tract. Enfin, vendredi 3 septembre, le P. Laguérie reçoit l’ordre de quitter Bordeaux sous vingt-quatre heures. Il refuse – ce qui entraîne son exclusion de la Fraternité.

Depuis ces événements, la communauté lefebvriste bordelaise est profondément divisée. «Toute la paroisse est derrière son curé», affirme à la sortie de la messe quotidienne Jacques Desmé, déjà présent aux côtés du P. Laguérie lors de l’occupation de Saint-Germain-l’Auxerrois. Selon lui, l’assistance à la messe quotidienne est passée d’une dizaine de personnes à une trentaine. «C’est une forme de soutien spirituel», explique-t-il. «Je ne crois pas que les gens suivront un prêtre qui n’est plus rattaché à aucune institution», relativise Baudouin de Lapasse, président de l’association propriétaire de la chapelle de Lisleferme et un des soutiens de la Fraternité Saint-Pie-X.

Mais pour le P. Pierre Duverger, envoyé par la Fraternité comme successeur du P. Laguérie, il ne faut pas se polariser sur le cas bordelais : «Tout cela reste un cas particulier au regard de ce que nous réalisons à travers le monde», explique ce jeune prêtre de 35 ans revenu de sept ans au Chili et en Argentine. «La Fraternité peut-elle prendre le risque de voir éclater le district de France qui, à lui seul, représente un tiers de l’ensemble ?», s’interroge Louis Portal, fidèle du P. Laguérie, relevant qu’une large part des fidèles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet soutiendraient aussi leur ancien curé. Pour lui, cette affaire n’est que «la partie visible de l’iceberg» : «La sanction n’est qu’un prétexte. Le véritable enjeu est électoral.» En effet, le mandat de supérieur général de Mgr Fellay arrive à échéance en 2006, et les sanctions contre le P. Laguérie interviennent après d’autres visant des figures historiques du mouvement intégriste. Ceux-ci n’en finissent plus aujourd’hui de dénoncer les «dérives autoritaristes» de Mgr Fellay, même si, selon le P. de Cacqueray, celui-ci «ne tient pas spécialement à reprendre la charge qu’il occupe».

Autre enjeu : les discussions avec Rome. Une tendance «historique» a toujours considéré le schisme comme temporaire, espérant un retour dans l’Église catholique grâce, par exemple, à un statut de prélature personnelle (comme l’Opus Dei). Une autre tendance, incarnée par Mgr Fellay, voit Rome s’enfoncer dans «l’apostasie silencieuse», comme il l’a affirmé en février dernier.

Du côté de l’archevêché de Bordeaux, on regarde avec circonspection cette situation, d’autant plus paradoxale que des fidèles ayant rompu il y a seize ans avec l’Église catholique font aujourd’hui appel à elle pour régler un différend qui ne la concerne pas… Or, s’il espère bien pouvoir récupérer un jour l’église Saint-Éloi illégalement occupée, le diocèse ne sait plus avec qui discuter, chaque interlocuteur se présentant comme seul légitime. Un cas d’autant plus embarrassant que Mgr Jean-Pierre Ricard est également président de la Conférence des évêques de France et membre de la commission Ecclesia Dei, chargée, au Vatican, des contacts avec les intégristes.

Nicolas SENEZE, à Bordeaux