7
ème conférence de l'Abbé Arminjon |
DE LA BEATITUDE ETERNELLE ET DE LA VISION SURNATURELLE DE DIEU
"Haec requies mea in saeculum saeculi
hic habitabo quoniam eligi eam
C'est le lieu de mon repos dans les siècles de siècles, j'y
habiterai parce que je l'ai choisi." (Ps 131.14)
Notre
destinée est une énigme que la raison seule ne peut éclaircir.
Mais la foi élève nos pensées, elle fortifie notre courage,
elle enflamme nos espérances...
Elle nous dit : sois sans crainte, tu ne t'égares pas dans une route
perdue et incertaine. Au-delà de nos années périssables,
il est une nouvelle vie, dont celle-ci n'est que la représentation
et l'image. Sur cette terre, nous sommes des voyageurs ; mais là-haut,
au-delà des étoiles, au-delà de tous les espaces, se
trouvent l'héritage et la patrie.. Pèlerins et exilés,
nous habitons maintenant sous des tentes : c'est dans les siècles à
venir que le Seigneur nous construira des demeures permanentes.
L'insensé qui ne conçoit rien à nos destinées
et à nos espérances, accuse le créateur d'injustice,
il signale des traces d'imperfections dans le dessein de la divine sagesse.
- Il ressemble à un barbare, à un habitant des îles éloignées,
entrant un jour dans un de nos chantiers de travail. Il y voit des pierres
éparses, des matériaux jetés pêle-mêle, des
ouvriers taillant les métaux, et mutilant le marbre, et dans le spectacle
de cette activité, il ne distingue que l'image de la confusion et de
la ruine. - Il ne sait pas que ce désordre apparent enfantera, un jour,
un ordre parfait et admirable. - Ainsi nous errons dans nos jugements sur
la conduite de Dieu à l'égard des hommes ; nous ne voyons qu'une
sévérité sans but dans le mystère de la souffrance
; nous portons sans courage et sans dignité le fardeau de la vie, parce
que nous ne savons élever nos regards et nos espérances au-dessus
des spectacles et des grossiers intérêts de la vie présente,
et que nous n'en considérons pas la destinée et le terme...
Notre destinée, c'est la possession de Dieu et la vie éternelle,
l'habitation de ce séjour, dont les maux sont exclus, où l'on
goûte la multitude et l'abondance de tous les biens, et que la langue
populaire a dénommé le ciel. - Le ciel, tel est le flambeau
qui fait pâlir l'attrait si vif des choses présentes, la lumière
qui transformant nos jugements nous fait estimer la pauvreté, les maladies,
l'obscurité de notre condition comme un bien, et nous fait regarder
la richesse, l'éclat des dignités, la faveur et les louages
du monde comme un mal... La pensée et l'attente du ciel poussaient
Paul à affronter les plus rudes travaux et les plus redoutables périls
; elles le faisaient surabonder de joie au milieu de ses souffrances et de
ses peines. - C'était la pensée du ciel qui allumait dans les
confesseurs la sainte soif du martyre, qui rendait les justes indifférents
aux honneurs et aux commodités de la vie, et à l'aspect des
pompes royales et des magnificences des cours, leur mettait aux lèvres
ces sublimes paroles : - Terre, que tu me sembles vile, lorsque je contemple
le ciel.
Voyez le voyageur : il revient des pays lointains, ruisselant de sueur, harassé
par la longueur de la course : il marche péniblement courbé
par la fatigue et appuyé sur son bâton : mais, parvenu au faîte
de la montagne, il découvre, à des distances éloignées,
dans les profondeurs de l'horizon, et confondus encore avec les nuages, le
clocher de son hameau, le toit qui l'a vu naître, les arbres qui ombragèrent
ses jeux d'enfance, et il perd aussitôt le sentiment de sa lassitude,
il retrouve la vigueur de ses jeunes années, il court, et il vole...
Ainsi, lorsque notre constance faiblit, et que nous ne sentons plus notre
courage à la hauteur des sacrifices que la loi de Dieu nous demande,
élevons nos regards en haut, et tournons nos pensées et nos
coeurs vers la céleste Patrie.
Mais, comment vous décrire les merveilles de la cité de Dieu,
cette vision et ces joies inénarrables, qu'aucune langue ne peut exprimer,
et qui dépassent toutes les conceptions de l 'entendement humain ?Le
ciel, nous ne l'avons pas vu. Voyageurs errants, dans cette vallée
de ténèbres et de larmes, nous sommes réduits, comme
Israël captif sur les bords de l'Euphrate, à suspendre nos harpes
et nos cythares aux saules pleureurs de cette misérable vie humaine,
et nos lyres ne sauraient émettre des chants, dont les harmonies puissent
égaler les splendeurs et les ravissements de cette ineffable félicité.
- Nous ne pouvons parler qu'en énigme, en usant de similitudes grossières
et défectueuses. Notre seule ressource est de rappeler les traits épars
dans les livres saints, et , dans les trésors des docteurs, les illuminations
incomplètes et affaiblies, qu'ont eues les pères sur ce séjour
fortuné. Espérons, toutefois, que la grâce divine, venant
en aide à l'infirmité de notre intelligence, suppléera
à l'insuffisance de notre parole, et que dans une certaine mesure,
nous parviendrons à détourner les âmes des sollicitudes
grossières, à les faire soupirer après la possession
de l'éternelle Patrie.
Observons quel es saintes Ecritures appellent le ciel requies, un repos. D'autre
part, il nous est dit qu'il y a dans ce séjour, deux sortes d'habitants,
- Dieu d'abord, dont le ciel est le temple et le trône, ensuite l'homme
appelé à s'unir à Dieu, et à partager sa béatitude.
- Le ciel est donc le repos de Dieu, et le repos de l'homme, double vérité
que nous nous proposons d'éclaircir et de développer.
Dieu,
dans les saintes Ecritures, appelle le ciel son repos, requies. Le ciel est
la fin, la conclusion des oeuvres divines, dans la nature et dans le temps
; la glorification souveraine de l'être infini dans ses créatures
intelligentes, lorsque, les élevant à la limite ascendante de
tous les progrès et de toutes les perfections, il couronnera de son
sceau la grandeur irrévocable de nos destinées.
Afin de nous retracer, autant qu'il est permis à notre faiblesse, les
splendeurs de ce repos du Tout-puissant, lorsqu'il aura conduit à son
terme, le travail de sa sagesse opéré et soutenu dans la suite
des siècles, représentons-nous un artiste, venant de créer
un chef-d'oeuvre : qui, par un essor de son génie, a érigé
sur la terre un monument destiné à être le triomphe de
sa renommée, et le désespoir des âges futurs. Dans son
travail il a épuisé tous les secrets de son art, l'univers applaudit
et admire... Quant à lui, il succombe sous une pensée de découragement
et de tristesse, il regrette de n'être qu'un homme : dans le vol hardi
de son inspiration, il a saisi une image, entrevu une perfection, un idéal,
qu'il ne peut traduire par aucune expression, sur la toile glacée ou
sur la pierre muette, et contre lesquels se brisent toute la hardiesse de
son pinceau, et toute la puissance de son art... Cet artiste qui voit les
foules ravies tomber à ses pieds, demeure pensif et triste au milieu
de leurs louanges et de leurs acclamations : il n'est pas satisfait, et ne
goûte aucun repos...
Mais, si la main et la puissance de cet artiste étaient à la
hauteur du souffle et des élans de son âme : si, maître
de la nature, il parvenait à la plier à ses exagérations
et à ses rêves, à la transformer en une parfaite et vive
image de l'idéal retracé à son esprit, s'il avait la
faculté d'animer le marbre et de lui inoculer le sentiment et la vie,
si une lumière plus éclatante que celle su soleil jaillissait
de l'or et des pierres précieuses disposées avec une si grande
profusion et un art si parfait ; enfin, si la matière soustraite à
sa pesanteur, parvenait à se fixer dans les airs, là où
l'aurait élevé les ailes de son génie. Dans de telles
conditions, ce monument érigé par un grand architecte, cette
toile, fruit d'un pinceau de génie, ce marbre sculpté par un
artiste incomparable, seraient des oeuvres finies, excédant en beauté
tout ce qu'il peut être donné à notre langue de retracer,
ou à notre esprit de concevoir. A leur vue, les siècles tomberaient
dans un enthousiasme et une surprise, dont aucune autre merveille ne pourrait
les faire sortir. - L'artiste alors aurait atteint son suprême idéal,
il serait satisfait et goûterait le repos.
Le ciel n'est pas idéal d'une intelligence humaine : il est le repos
de l'intelligence divine, l'idéal de Dieu, le chef-d'oeuvre de Dieu,
maître de tout, dont la puissance féconde le néant, qui
par la vertu d'une parole, peut faire éclore instantanément
mille beautés dont nous n'aurions jamais eu le soupçon, mille
mondes auprès desquels la terre et le firmament sont moins que de la
boue et une vile fumée. - Autant Dieu est supérieur à
l'homme, autant son idéal est au-dessus de celui que parviendrait à
concevoir l'esprit le plus sublime et le plus pénétrant ; nous
n'avons aucun trait, aucune couleur pour nous en former une imparfaite ébauche
; tous les tableaux que nous tenterions de retracer, ne sont qu'un vain et
grossier essai, semblable aux efforts de l'aveugle-né, qui, voulant
se représenter la lumière dont il est privé, chercherait
des similitudes et des analogies dans les ténèbres épaisses,
et impénétrables qui pèsent sur ses paupières.
Saint JEan, dans l'île de Patmos, fut ravi en esprit au-delà
de la durée des siècles : et Dieu lui découvrit comme
une ombre et un reflet de l'idéal de la vie éternelle. - A la
vérité, afin de mettre ses visions à la portée
de nos faibles esprits, il nous les retrace en termes figurés, et avec
des images empruntées à la nature et à la vie présente.
- Ces images ne doivent point s'interpréter dans un sens matériel
; néanmoins, elles renferment des analogies frappantes ; il nous est
possible d'y découvrir une pâle représentation de cette
gloire et de ces splendeurs, qui surpassent tout sentiment et toute parole.
.
<<Et moi, Jean, je vis Jérusalem, la ville sainte, qui venant
de Dieu, descendait du ciel, parée comme une épouse qui se pare
pour son époux. Et j'entendis une grande vois, qui venait du trône
et qui disait : voici le tabernacle de Dieu avec les hommes. - Elle était
construite de pierres vivantes, et toutes taillées. Tous les maux sont
proscrits de ce séjour tranquille. On y voit couler un fleuve d'eau
vive, claire comme le cristal, et qui jaillit du trône même de
Dieu, et de l'agneau. - Au centre de la ville, et des deux côtés
de ce fleuve, est l'arbre de vie, qui prote douze fruits, et donne son fruit
chaque mois, et les feuilles de cet arbre sont pour guérir les nations
de tout souillure. Et il n'y aura plus de malédiction ; mais le trône
de Dieu et de l'agneau y sera, et ses serviteurs le serviront. - Et ils verront
sa face, et porteront son nom sur le front. - Et il n'y aura plus de nuit,
et ils n'auront pas besoin de lampe, ni de la lumière du soleil, parce
que le Seigneur de Dieu les éclairera : et ils régneront dans
les siècles des siècles. - Et voici qu'un trône était
dressé dans le ciel. Et celui qui était assis, paraissait semblable
à une pierre de jaspe et de sidoine, et il y avait autour de ce trône
un arc-en-ciel, qui paraissait semblable à une émeraude. - Et
autour du trône, il y en avait vingt-quatre autres, et sur ces trônes,
et sur ces trônes étaient assis vingt-quatre vieillards, vêtus
de robes blanches, avec des couronnes sur leurs têtes : Et du trône
sortaient des éclairs, des voix de tonnerre, et il y avait devant le
trône, sept lampes ardentes, qui sont les sept esprits de Dieu. - Les
vingt-quatre vieillards se prosternaient devant celui qui est assis sur le
trône ; ils adoraient celui qui vit dans les siècles des siècles
; ils répandaient des coupes d'or, remplies de parfums, qui sont les
prières et les soupirs des saints... Ils jetaient leurs couronnes devant
le trône, en disant : vous êtes digne, ô seigneur, notre
Dieu, de recevoir gloire, honneur, et puissance, parce que vous avez créé
toutes choses, et c'est par votre volonté, qu'elles subsistent, et
qu'elles ont été créées. - Je vis ensuite, une
grande multitude, que personne ne pouvait compter, de toute nation, de toute
tribu, et de toute langue : ils étaient debout devant le trône
et devant l'agneau, vêtus de robes blanches, et ayant des palmes dans
leurs mains. Et ils chantaient à haute voix : - Gloire à notre
Dieu, qui est assis sur le trône, et à l'agneau... Et l'un des
vieillards prenant la parole , dit ; Ce sont ceux qui ont passé par
de longues tribulations, et qui ont lavé et blanchi leur robe, dans
le sang de l'agneau... C'est pourquoi celui qui est assis, les couvrira comme
une tente... Ils n'auront plus faim, ni soif ; ni le soleil, ni aucune autre
chaleur ne les incommodera plus, parce que l'agneau qui est au milieu du trône
sera leur pasteur, et il les conduira aux fontaines d'eaux vives, et Dieu
qui est leur pasteur essuiera de leurs yeux toutes leurs larmes...>>
Que ces descriptions sont ravissantes : Quel pinceau humain parviendrait à
nous retracer une peinture, plus colorée et plus expressive du séjour
de la lumière, de la sérénité et des doux transports.
- C'est réellement la plus vive et la plus saisissante image des doux
tressaillements, que Dieu destine à ses bien-aimés. - Au-delà
de cette allégresse, et de ces fêtes radieuses, la parole est
impuissante, l'esprit se perd, il ne sait plus concevoir aucun triomphe, aucune
splendeur pouvant convenir à la créature intelligente. Saint
Jean à ce spectacle se sentit ravi en extase : dans son ivresse et
son admiration, il se prosterna la face contre terre, pour adorer l'ange qui
lui découvrait d'aussi sublimes mystères...
Toutefois dire que ces spectacles et ces harmonies sont l'idéal de
Dieu, c'est outrager la bonté et la toute-puissance souveraine. La
parole inspirée elle-même ne saurait atteindre des réalités
qui franchissent les limites de la raison, et excèdent toutes les forces,
et toute la capacité de notre nature.
Entendons-nous le grand Paul, plongé dans des ravissements plus élevés,
transporté en esprit jusqu'au troisième ciel, et dans des clartés
plus profondes et plus ineffables que celles où fut plongé l'Aigle
de Pathmos, s'écrier : Le ciel n'est pas ce que vous nous dites, il
est à mille lieues au-dessus de vos analogies et des descriptions que
vous nous en retracez. "L'oeil de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a
"pas entendu, son coeur n'a pas pressenti ce que Dieu "prépare
à ceux qui l'ont aimé et servi sur cette "terre."
Ah ! sans doute quand vous nous dites, ô prophète inspiré,
que la vie éternelle est l'assemblage de tous les attraits de l'univers,
de toutes les beautés figurées par les livres saints, quand
vous nous apprenez que l'on y trouve les fleurs du printemps, l'émail
des prairies, et qu'il y coule des eaux fraîches et limpides, vous ne
vous égarez pas dans des fables, et dans des tableaux imaginaires.
- Le ciel, c'est cela en effet... Ce sont toutes nos richesses, tous nos agréments,
tous nos accords, mais infiniment plus que toutes nos richesses, tous nos
agréments, et tous nos accords. - Quand vous nous représentez
les élus dans le ciel, subtils, immortels, impassibles, vêtus
d'une lumière douce, ou plutôt d'une gloire divine, qui, s'incorporant
à eux, les pénètre plus subtilement que le soleil ne
pénètre le cristal le plus pur, vous ne vous abusez pas d'une
illusion menteuse ; le ciel, c'est encore cela, ce sont nos subtilités,
nos lumières et nos gloires, mais infiniment plus que nos subtilités,
nos lumières et nos gloires. - Enfin lorsque vous comparez la félicité
future aux saisissements de l'âme les plus enivrants et les plus doux,
à une joie toujours nouvelle, affranchie de tout trouble, et de toute
passion, et se soutenant toute l'éternité dans son intensité
et dans sa force, vous ne nous nourrissez pas d'une espérance trompeuse
; le ciel ce sont tous nos saisissements et toutes nos joies, mais nos saisissements
et nos joies élevés au-delà de toute mesure, de tout
exemple et de toute expression. - L'oeil de l'homme n'a rien vu, son oreille
rien entendu, qui soit analogue et approchant. - Et cela, parce que les biens
que Dieu nous prépare, excèdent tout ce que nos sens peuvent
percevoir, tout ce que notre expérience parviendra à acquérir,
toutes les pensées de notre esprit, et les désirs qui s'élèveront
jamais dans nos coeurs : Nec in cor hominis non ascendit. - Saint Bernard,
Sermon 4 in Vigil. Nativ., dit : Jamais l'homme n'a vu la lumière inaccessible,
jamais son oreille n'a entendu les inépuisables symphonies, ni son
coeur goûté cette paix incompréhensible. - << Là,
ajoute saint Augustin, brille une lumière qu'aucun lieu ne peut circonscrire,
là retentissent des louanges et des chants qui ne sont limités
par aucune durée. Il y a des parfums, que les souffles de l'air ne
dissipent pas, des saveurs qui ne s'affadissent jamais, des biens et des douceurs,
que ne suit aucun dégoût, ni aucune satiété. Là,
Dieu est contemplé sans intermission, il est connu sans erreur d'esprit,
loué " sans lassitude, et sans diminution. "
Le ciel est un royaume si beau, une béatitude si transcendante, que
Dieu en fait l'objet exclusif de ses pensées ; il rapporte à
cette création, seule vraiment digne de sa gloire, l'universalité
de ses oeuvres ; c'est à la consommation de la vie céleste,
que sont ordonnés la destinée et la succession des empires,
l'Eglise catholique avec ses dogmes, ses sacrements, sa hiérarchie.
- La foi nous enseigne, que le secours divin de la grâce est indispensable
à l'homme pour opérer la plus petite oeuvre méritoire,
telle qu'un signe de croix, ou la simple invocation du nom de Jésus
; à plus forte raison la vie éternelle, qui est la fin où
tendent toutes les oeuvres surnaturelles, mérite-t-elle d'être
appelée le couronnement et la cime de toutes les grâces qui nous
sont départies. - Suivant ce que dit saint Paul : Gratia Dei vita aeterna.
La gloire éternelle est la grâce suprême.
Le plan et toute l'ordonnance de l'incarnation, demandent que la béatitude,
qui en est le terme et le fruit, soit d'un ordre plus parfait et au-dessus
de toute félicité naturelle, due aux oeuvres moralement bonnes
et opérées dans le pur état d'innocence. - Lorsque, à
l'époque des dix jours, le créateur voulut étendre les
cieux, et asseoir la terre, la parer de ce qui pouvait la rendre précieuse
et agréable, il se contenta d'une parole, Dixit et facta sunt ; mais,
lorsqu'il veut construire la cité de Dieu, il déploie tous les
trésors de sa sagesse, il choisit son propre fils pour architecte,
il lui commande de travailler de ses propres mains à cette oeuvre importante,
et de n'épargner dans son travail ni son sang, ni ses sueurs, ni ses
larmes. - Il nous annonce que rien de souillé n'entrera dans le sanctuaire
de toutes les justices. Il veut que les conviés aux noces éternelles
se nourrissent de sa chair, s'abreuvent de son sang, qu'ils se transforment
et élèvent les puissances et les aptitudes de leur âme,
en se faisant comme une nature et un tempérament divin, dès
cette vie. - En un mot, dans l'édification de l'immortelle demeure,
il descend à des soins infinis ; il épuise la profondeur de
sa science, il pousse la préparation jusqu'à l'excès.
Il veut que cet incomparable séjour soit, véritablement, sa
maison, la manifestation la plus haute de ses attributs et de sa gloire, afin
que lorsqu'au dernier des jours, il contemplera son oeuvre par excellence,
ce grand Dieu, si jaloux de son honneur, puisse dire en toute vérité
: " C'est bien : j'ai conduit le plus grand de mes desseins à
sa perfection ; - au-delà je ne vois aucune royauté, aucune
grandeur pouvant convenir à la créature que je destine à
régner avec moi les siècles des siècles. Je suis satisfait,
j'ai atteint mon idéal et obtenu mon repos, complevitque Deus opus
suum quod fecerat et requivit ab universo opere quod patrarat.
Le ciel est l'idéal de Dieu, le repos de son intelligence. Disons de
plus : il est le repos de son coeur. - Le coeur va plus loin que l'esprit,
il a des aspirations, des élans inconnus au génie et franchissant
toutes les bornes de l'inspiration et de la pensée. - Ainsi une mère
voit son fils riche, honoré, sur sa tête rayonnent les plus brillantes
couronnes ; cette mère ne sait plus concevoir pour son enfant de nouvelles
fortunes et de nouveaux empires. Sa science, sa raison, disent ; c'est assez...
Mais son coeur, crie : encore ! La félicité de mon fils excède
tous les rêves où mon esprit peut s'égarer elle n'égale
pas les limites et pressentiments de mon amour, elle n'atteint pas l'ambition
de mon coeur...
Comme jamais mère n'a aimé son fils le plus tendre, ainsi le
Seigneur aime ses prédestinés ; il est jaloux de sa dignité,
et, dans la lutte du dévouement et des libéralités, il
ne saurait se laisser vaincre par sa créature.
Ah ! Le Seigneur ne peut oublier que les saints, lorsqu'ils vivaient jadis
sur la terre, ne balancèrent pas à lui faire l'hommage et la
donation totale de leur repos, de leur jouissance et de tout leur être
; ils auraient voulu dans leurs veines, un sang intarissable pour le répandre
comme un gage vivant et intarissable de leur foi : ils eussent désiré
posséder mille coeurs, pour les consumer d'inextinguibles ardeurs,
avoir mille corps, afin de les livrer au martyr, comme des hosties sans cesse
renaissantes. - Et le Dieu reconnaissant s'écrie : Maintenant mon tour.
Au don que les saints m'ont fait d'eux-mêmes, puis-je répondre
autrement qu'en me donnant moi-même, sans restriction et sans mesure.
Si je mets entre les mains de ceux qui m'ont servi fidèlement le sceptre
de la création, si je les investis des torrents de ma lumière,
c'est beaucoup, c'est aller plus loin que se sont jamais élevés,
leurs sentiments et leurs espérances : mais ce n'est pas le dernier
effort de mon coeur : je leur dois plus que le paradis, plus que les trésors
de ma science, je leur dois ma vie, ma nature, ma substance éternelle
et infinie. - Si je fais entrer dans ma maison mes serviteurs et mes amis,
si je les console, les fais tressaillir sous le charme de ma tendresse, en
les pressant dans les étreintes de ma charité, c'est étancher
surabondamment leur soif et leurs désirs, plus qu'il n'est requis pour
le repos parfait de leur coeur ; mais c'est insuffisant pour le contentement
de mon coeur divin, l'étanchement et la satifaction parfaite de mon
amour. - Il faut que je sois l'âme de leur âme, que je les pénètre
et les imbibe de ma Divinité, comme le feu imbibe le fer ; que me montrant
à leur esprit, sans nuage, sans voile, sans l'intermédiaire
des sens, je m'unisse à eux par un face à face éternel,
que ma gloire les illumine, qu'elle transpire et rayonne par tous les pores
de leur être, afin que " me connaissant, comme je les connais,
ils deviennent des Dieux eux-mêmes. " - O mon père ,s'écriait
Jésus-Christ : " Je vous l'ai demandé, que là où
je suis, ceux que j'ai aimés y soient avec moi. " Qu'ils s'abîment
et se perdent dans les profondeurs de l'Océan de mes clartés
; qu'ils désirent, qu'ils possèdent, qu'ils jouissent, qu'ils
possèdent et désirent encore ; qu'ils disparaissent dans le
sein de votre béatitude et qu'il ne reste en quelque sorte, de leur
personnalité, que la connaissance et le sentiment de leur bonheur.
Ici,
la langue humaine fait défaut, et l'intelligence est éblouie
et succombe. - Notre doctrine est-elle un mysticisme ? L'hymne et les espérances,
que d'aussi sublimes perspectives suscitent au fond de nos cSurs, sont-ils
une poésie et un songe, ou bien, la vision de Dieu dans les termes
où nous venons de l'énoncer, est-elle une vérité
et un fait certain, reposant sur un syllogisme et dont les peintures et la
parole inspirée des pères, nous ont donné le témoignage
et l'irréfutable démonstration . Force nous est de recourir
à l'argumentation théologique, et de faire trêve un instant
à nos chants et à nos transports ; mais il nous convient de
raffermir les âmes ébranlées et incertaines, en traitant
ce sujet selon son importance, et en combattant toutes les objections, que
le naturalisme et la froide raison cherchent à soulever, afin de l'obscurcir
ou de le contester.
La créature est-elle susceptible de s'unir étroitement à
Dieu, et de le voir facie ad faciem ? Quel sera le monde de cette vision ?
En voyant Dieu tel qu'il est, le connaîtrons-nous intégralement
et sans limitation ? - Trois graves questions, qu'il importe de résoudre.
A juger les choses d'après les étroites données de notre
raison, Dieu ne peut être vu par aucune créature. Dieu est l'être
incirconscrit et sans borne. Pour qu'un objet puisse être contenu dans
l'esprit de celui qui connaît, et il ne peut y être contenu que
suivant les formes et la capacité de connaître que possède
cet esprit. Cognitio contingit secundum quod cognitum est in cognoscente ;
cognitum autem est in cognoscente secundum modum cognoscentis. - Ainsi, nous
ne pouvons voir et connaître une pierre, qu'autant que l'image de cette
pierre, transmise par la sensation, est rendue présente, et comme contenue
dans notre entendement. De là l'axiome, "nihil est in intellectu
quod sit in sensu." "Rien n'est dans l'intelligence, qui ne soit
d'abord dans le sens." Saint Paul exprime la même vérité,
en disant : " les choses invisibles deviennent intelligibles, par le
spectacle des choses visibles." - Quant à l'ange, il est doué
d'une nature plus parfaite que la nôtre, il n'a pas besoin du secours
des choses sensibles pour s'élever à la perception des vérités
intellectuelles, il est une admirable similitude de la divinité, et
il lui suffit de contempler son être et sa propre nature, pour s'élever
à la connaissance de l'existence de Dieu, et de ses divins attributs.
- Mais ce mode de connaître a toujours lieu par représentation,
per speculum et in enigmate ; pour l'homme, ce sont les créatures extérieures
et matérielles qui servent de miroir ; pour l'ange, c'est sa propre
substance, et, bien que pur esprit il n'a pas la vertu de s'élever
, à la connaissance de Dieu directement et sans intermédiaire,
facie ad faciem. - C'est pourquoi personne n'a jamais vu Dieu. Deum nemo vidit
unquam. - Dieu habite "une lumière inaccessible", qu'aucun
homme n'a "jamais vu, ni n'a la puissance de voir". Dieu est à
une distance infinie de l'homme et de l'ange, et il est invisible par lui-même...
Cependant, il est de foi que l'homme verra un jour Dieu, tel qu'il est et
dans les clartés de son essence. "Si quelqu'un m'aime, a dit Jésus-Christ,
je l'aimerai et il sera aimé de mon père, et je me manifesterai
moi-même à lui." Dieu dit à Abraham : je serai moi-même
ta grande récompense. Ego ero merces tua magna nimis.
La vision
de Dieu, telle qu'elle est énoncée par saint Paul, n'a cessé
d'être l'objet des désirs et de l'attente que Dieu ne saurait
frustrer sans déroger à sa sagesse et à sa justice. -
"Toute âme pure de péché, dit le concile de Florence,
est aussitôt admise dans le ciel, et voit Dieu, dans sa Trinité,
tel qu'il est selon la mesure de ses mérites, l'une d'une manière
plus parfaite, l'autre d'une manière moins parfaite."
Le saint concile ajoute : " cette vision de Dieu, ne résulte aucunement
des forces de la nature." Elle ne correspond à aucun désir
et à aucune exigence de notre cSur. En dehors de la révélation,
l'esprit humain n'en aurait pu concevoir aucun soupçon, nec in cor
hominis ascendit. La vie éternelle est le plus haut miracle, le mystère
le plus sublime ; elle est la fleur épanouie ou mieux encore le fruit
de la grâce, dont, par la vertu de l'Esprit-Saint, le verbe incarné
a planté le germe et la racine au centre de notre humanité.
Et nous ne saurions y parvenir qu'autant que Dieu imprime à notre esprit
une nouvelle forme et lui surajoute une nouvelle faculté.
Ajoutons en passant, que la vision de Dieu, n'étant pas connaturelle
à l'homme, la privation qui en est faite n'entraîne pas nécessairement
la douleur des sens et la peine du feu. - Ainsi, les enfants morts sans baptême
ne seront pas admis à la vision de Dieu : néanmoins, ils jouiront
de Dieu dans une certaine mesure, ils le connaîtront à l'aide
de la lumière de leur raison, et ils l'aimeront d'un amour tendre,
comme l'auteur de leur être et le dispensateur de tous les biens. -
La raison de cette doctrine découle de ce grand principe, que l'homme
considéré en lui-même , et dans l'état de pure
nature, diffère de l'homme que l'on a dépouillé de ses
insignes et de ses prérogatives, par un châtiment et par une
dégradation méritée. Par conséquent, tout homme
ayant l'usage de l'intelligence et de la liberté, est prédestiné
à la vie éternelle, et il possède par le fait, les aptitudes
et les moyens pour atteindre cette sublime récompense. - S'il ne l'obtient
pas, il en ressentira une douleur immense, ayant perdu, par sa faute, le bien
qui devait être son apanage et sa couronne ; mais les enfants morts
sans baptême ne possèdent pas le germe de la gloire ; ils n'ont
jamais pu en entrevoir le prix ; leur esprit, que le baptême n'a pas
illuminé, ne possède aucune disposition, aucune aptitude les
préparant à la vision de choses surnaturelles, pas plus que
l'animal n'a de capacité à être éclairé
des lumières de la raison, et à saisir les vérités
mathématiques et spéculatives ; c'est donc une erreur d'admettre
qu'ils souffriront de la privation d'un bien, auquel par nature ils n'étaient
pas destinés. Ces enfants, morts sans baptême, ne seront pas
séparés de Dieu totalement : ils lui seront unis dans le sens
qu'ils atteindront leur fin naturelle, et verront Dieu autant qu'il est possible
de le voir par l'intermédiaire des êtres extérieurs dans
la mesure où il se révèle à travers les merveilles
et les harmonies de la création. - Précieuse doctrine, qui concilie
à la fois la divine justice et la divine bonté, consolation
bien douce pour les mères chrétiennes, qui pleurent leurs enfants
morts par un accident de nature, et sans être régénérés
par le sacrement de Rédemption !
L'homme verra Dieu face à face ; mais par quelle mode s'opérera
cette vision ? - Il est de foi que nous ne le verrons pas par représentation,
et par une image formée dans nos esprits : il est aussi de foi que
nous ne nous élèverons pas à sa connaissance, par le
secours du raisonnement, et par voie de démonstration, de la manière
dont ici-bas nous saisissons les vérités universelles et abstraites.
- Il est certain encore que nous ne le verrons pas partiellement et avec diminution,
comme les objets éloignés dont nous ne découvrons pas
toutes les faces, et que nous n'apercevons qu'imparfaitement et par certains
côtés. - Dieu ne saurait être vu de cette sorte. - Il est
un être simple et n'a pas de parties. Il est tout entier dans le brin
d'herbe, dans l'atome. Et quand nous disons qu'il est présent dans
tous les espaces et dans tous les lieux, notre esprit s'abuse : Dieu n'est
dans aucun lieu, mais tous les espaces et tous les lieux sont en lui : il
n'est dans aucun temps, mais son éternité consiste dans un instant
indivisible où sont contenus tous les temps. - Or nous le verrons tel
qu'il est dans sa simplicité, dans sa triple personnalité, et
comme nous voyons le visage d'un homme ici-bas, sicuti est facie ad faciem.
Cette vision s'effectuera par une impression immédiate de l'essence
divine dans l'âme, et à l'aide d'une lumière surnaturelle,
appelée la lumière de la gloire. - Suarez la définit
ainsi : "une qualité créée et une vertu intellectuelle
et supérieure, infuse dans l'âme, qui lui donnera l'aptitude
et la puissance de voir Dieu." - Cette lumière de la gloire transformera
l'homme, dit saint Denis, elle le déifiera en lui imprimant le sceau
et l'effigie de la céleste beauté, et elle le rendra semblable
au père ; elle dilatera, elle agrandira la capacité qu'a l'âme
de connaître, à un tel point qu'elle deviendra susceptible d'appréhender
le bien immense et illimité... De même, qu'à la faveur
de la lumière du soleil, l Sil voit la vérité
des choses sensibles, et peut pour ainsi dire embrasser de son regard l'étendue
de l'univers ; de même qu'à l'aide de la lumière de la
raison, il connaît sa raison elle-même et les vérités
intellectuelles ; ainsi plongé dans la lumière de la gloire,
il aura l'infini pour domaine et embrassera en un sens Dieu lui-même...
L'écriture nous apprend que la lumière de la gloire est la lumière
même de Dieu : In lumine tua videbimus lumen. Par elle, notre âme
sera tellement imbibée des clartés de la présence divine,
qu'on pourra dire en un sens, avec saint Augustin, qu'elle connaît non
plus de sa connaissance à elle, mais de la connaissance de Dieu même
; qu'elle voit non plus de sa vue si faible et si bornée, mais de la
vue de Dieu même, erit intellectui plenitudo lucis. Les transports que
la vision divine suscitera dans les élus, feront surabonder leur cSur
des joies les plus inénarrables : ce sera un torrent de délices
et de voluptés, la vie dans son inépuisable fécondité,
et la source même de tout bien et de toute vie. Ce sera, ainsi que parle
encore saint Augustin, comme une communication que Dieu nous fera de son propre
cSur, afin que nous puissions aimer et jouir avec toute l'énergie
de l'amour et des joies de Dieu même. Erit voluntati plenitudo pacis.
La vie éternelle, dit saint Paul, est comme un poids, un accablement
de toutes les délices, de toutes les ivresses, de tous les transports
: aeternum gloriae pondus ; poids, qui ranimant l'homme au lieu de l'anéantir,
renouvellera inépuisablement sa jeunesse et sa vigueur. Elle est une
source, source à jamais féconde où l'âme boira
à longs traits la substance et la vie. Elle est une noce, noce où
l'âme enlacera son Créateur d'un embrassement éternel,
sans que jamais elle sente s'affaiblir le saisissement de ce jour, où
la première fois, elle s'unit à lui et le pressa contre son
sein.
Et cependant, les élus qui verront Dieu, n'en auront pas la compréhension
; car, enseigne le concile de Latran, "Dieu est incompréhensible
pour tout esprit créé." - Nous verrons Dieu tel qu'il est,
les uns plus, les autres moins suivant nos dispositions et nos mérites.
Et cependant nous ne pourrions enseigner théologiquement, que la Vierge
immaculée elle-même qui voit Dieu plus clairement et plus parfaitement
que tous les anges et tous les saints réunis, puisse parvenir à
le voir et à le connaître dans une mesure adéquate. -
Dieu est infini et tout ce que l'on peut dire, c'est que la créature
le voit, le voit tel qu'il est, sicuti est, tout entier, in integro, et cependant
elle ne le voit pas, en ce sens que ce qu'elle parvient à découvrir
de ses perfections, n'est rien auprès de ce que l'être éternel
contemple lui-même dans la splendeur de son verbe, et en union de son
amour avec l'Esprit-Saint. Et s'il nous était permis de nous servir
d'une image grossière et incomplète, - car il ne faut pas l'oublier,
toutes les similitudes empruntées aux choses sensibles, perdent toute
proportion et toute analogie, lorsqu'on les transporte dans le domaine de
la vie incréée ; - nous dirions que par rapport à Dieu,
les élus sont comme un voyageur, debout sur les rives de l'océan
: le voyageur sais ce que c'est que l'océan, il voit de ses yeux l'océan
lui apparaissant et se déroulant dans l'immensité, il dit :
j'ai vu l'océan ; et cependant il y a des récifs, des îles
éloignées qu'il ne découvre pas, il n'a pas embrassé
toutes les rives et tous les contours de l'océan. - Ainsi, la contemplation
de Dieu ne sera pas l'immobilité, mais elle sera surtout l'activité,
une marche toujours ascendante, où se trouvera concentré par
une ineffable alliance, le mouvement et le repos.
Pour mieux comprendre ceci, figurons-nous un savant, à qui la nature
aurait donné des ailes ; il aurait la puissance de parcourir toutes
les régions des astres et tous les firmaments ; il lui serait donné
d'explorer toutes les merveilles cachées dans le groupe innombrable
des constellations ; ce savent irait de sphère en sphère, de
planète en planète. A mesure qu'il pénétrerait
plus avant dans l'immensité, il irait de surprise en surprise, de tressaillements
en tressaillements, voyant sans cesse se dérouler devant lui des spectacles
plus riches, et s'entrouvrir à ses regards des horizons plus vastes
et plus radieux. Et cependant, viendrait un moment, où il toucherait
la borne... Mais l'infini n'a ni borne, ni fond, ni rivage. Les heureux mariniers
de ce séjour fortuné, voguant dans un abîme incommensurable
de lumière et d'amour, ne crieront jamais, comme Christophe Colomb,
terre ! terre ! Ils diront : Dieu, Dieu toujours, Dieu encore... Eternellement
ce seront de nouvelles perfections, qu'ils chercheront à saisir ; éternellement,
des délices plus pures et plus enivrantes qu'ils aspireront à
goûter. Ils iront de gloire en gloire, de joie en joie ; car, dit saint
Grégoire de Nysse : "le bien infini n'a pas de bornes, le désir
qu'il provoque est sans mesure."
La vision
et la connaissance de Dieu suffisent à l'homme pour sa béatitude,
complète et consommée ; la connaissance qu'il aura des êtres
contingents, et de la nature extérieure et visible, sont l'accessoire,
et la partie accidentelle de sa félicité.
Saint Thomas nous explique cette vérité avec sa vigueur incomparable
d'argumentation. <<Toute connaissance, dit-il, par laquelle l'esprit
créé est perfectionné, est ordonnée à la
connaissance de Dieu comme à sa fin. D'où il suit que celui
qui voit l'essence de Dieu, a son esprit élevé à la plus
haute perfection, et il ne devient pas plus parfait en voyant les objets qui
ne sont pas Dieu ; à moins toutefois que les objets ne concourent à
lui faire voir Dieu plus pleinement. - Sur ce même sujet, saint Augustin
dit au livre de ses confessions, lib. v. Malheureux est l'homme qui sait toutes
les choses créées et qui vous ignore, vous, ô vérité
suprême. Heureux au contraire celui qui vous connaît, serait-il
dans l'ignorance de toutes les choses créées. Celui qui connaît
à la fois vous et tous les êtres qui sont dans l'univers, n'est
pas plus heureux pour autant ; mais il est heureux, uniquement parce qu'il
vous connaît...>>
Toutefois la vue de l'essence divine n'absorbera pas les saints, au point
de leur faire oublier les merveilles extérieures du monde visible,
et d'interdire leurs relations avec les autres élus. En cette vie,
une de nos facultés, lorsque nous l'appliquons fortement à un
objet, laisse nos autres facultés sans force et sans action ; mais
la vision de Dieu, loin de paralyser l'exercice de nos puissances intellectuelles
et sensitives, en centuplera l'énergie et la pénétration.
Ainsi, le Dieu fait homme voyait clairement l'essence divine, et cependant
il conversait familièrement avec les hommes, il s'asseyait à
leur table, il se prêtait librement à tous les usages de la vie
commune. Les anges confirmés en grâce jouissent d'une parfaite
béatitude, et ils voient sans cesse la face de leur père qui
est au ciel ; néanmoins ils conservent les éléments,
ils président au mouvement des astres, et ils en sont pas distraits,
lorsqu'ils nous accompagnent durant notre pèlerinage, et nous éclairent
de leurs inspirations.
Il est encore de foi, qu'il n'y a pas d'espace de temps appréhensible,
entre le moment de la mort et celui de l'exécution du jugement, et,
à la seconde même où l'âme juste est délivrée
des liens de son corps, elle est introduite dans les célestes récompenses,
comme aussi, à la même seconde, l'âme réprouvée
est conduite au lieu de ses éternels tourments.
Figurez-vous, maintenant un homme, dont l Sil intérieur,
soigneusement épuré par la grâce divine, ne s'est laissé
jamais flétrir par le souffle empoisonné d'aucune passion. Cet
homme n'était peut-être qu'un villageois illettré et sans
culture, à qui suffisait l'humble enseignement qu'il recevait avec
soumission des lèvres de l'Eglise. Il ferme ses yeux corporels à
la lumière ténébreuse de cette terre, et semblable à
un captif, qui sortant du noir royaume des ombres, verrait pour la première
fois les rayons dorés de l'astre du jour, cet homme affranchi des liens
de son corps, se sent inondé d'une lumière éblouissante
et inconnue ; il est mis au foyer de toutes les sciences et de toutes les
splendeurs. Toutes ces figures imparfaites, empêchant de contempler
la vérité à découvert, sont consumées au
feu des clartés divines. Les saintes obscurités de la foi s'évanouissent
: le ciel, la nature, Dieu, n'ont plus d'énigme pour ce roi de gloire.
D'un seul trait il saisit l'ensemble et les détails de ce palais de
la création, devenu son héritage et son domaine ; d'un simple
regard, il en embrasse l'immensité. Il pénètre les propriétés
des éléments, leurs secrets et leurs forces intimes ; il visite
d'un seul trait de sa pensée, ces globes énormes du firmament,
qui par leur éloignement, échappent à nos connaissances
et à nos calculs. - L'arbre de la science étale devant lui la
riche collection de ses fruits, il se nourrit, il s'abreuve à cette
source à jamais féconde. Il n'éprouve plus aucune soif
de connaître, il n'y a plus pour lui de nuit, plus de doute, plus de
curiosités ni de recherches. Ah ! combien les savants de ce monde,
qui passent leur temps à élaborer de vains systèmes,
et oublient Dieu afin de se livrer à des spéculations et à
d'inutiles recherches, porteront alors envie à ce juste, qui a aimé
Dieu et s'est attaché à la sagesse véritable ! Le moindre
reflet de ses connaissances effacera toutes les découvertes et toutes
les conquêtes de l'humanité, depuis le commencement des âges.
- En cette vie nous succomberions sous une diffusion de lumière aussi
abondante, l'économie de notre organisation serait détruite,
et nos fonctions vitales suspendues.
Et cependant ; cette connaissance des êtres créés n'est
qu'une goutte d'eau, auprès d'une science d'un ordre supérieur.
- L'esprit des élus entre en communication avec le monde des esprits
; ils voient la beauté des âmes bienheureuses, illuminées
de la ressemblance divine, parées de la charité et du cortège
des vertus, comme d'une robe nuptiale ; ils voient les chérubins enflammés
de leurs ardeurs, les principautés et les dominations avec leurs forces,
les séraphins munis des ailes immatérielles dont ils se couvrent
devant la majesté de l agneau ; sans le secours des sons et de
la parole sensible, ils s'entretiennent avec eux d'une conversation ineffable.
Leur corps lumineux, subtil, impassible, n'oppose aucune entrave, à
l'activité de l'intelligence et à l'exercice de ses facultés.
Qu'il sera doux de contempler d'une seule vue et d'un seul trait , toutes
les merveilles du Dieu Très-Haut, dans l'ordre de la nature, comme
dans l'ordre de la grâce et de la gloire. C'est alors que dans leurs
ravissements, les élus uniront leurs chants et s'écrieront en
chSur : Que vous êtes admirable dans vos Suvres, ô mon
Dieu. Maintenant l'univers est devenu un temple où se trouvent retracées,
en caractères éclatants et indélébiles, l'excellence
et la grandeur de notre nom. Bénédiction, honneur, sagesse et
force à notre Dieu dans les siècles des siècles !
Le ciel est donc le repos de l'intelligence de l'homme ; il est le repos de
la volonté et de ses affections.
Nous aimerons Dieu, avons-nous dit, nous l'aimerons de cet amour, dont il
s'aime lui-même. Mais ce qui nous épouvante souvent en cette
vie, ce qui nous fait repousser le ciel avec une sorte d'aversion et d'angoisse,
c'est que nous nous figurons que dans ce séjour, tous les attachements
naturels de notre cSur disparaîtront, qu'ils seront comme anéantis
et invinciblement éteints par l'exubérance victorieuse de l'amour
dont nous seront enflammés pour le Créateur. Ah ! tout le Christianisme
proteste contre cette erreur. Et comment la religion de Jésus-Christ,
condamnant d'une voix si sévère, nos ingratitudes, nos égoïsmes,
nos insensibilités, mettrait-elle pour condition aux célestes
récompenses, l'extinction de toutes les amitiés nobles et légitimes
? Comment l'amour mutuel de l'époux pour son épouse, du père
pour son fils, dont Dieu nous fait en cette vie un devoir, seraient-ils exclus
des éléments de notre éternelle couronne ? Cette Eglise
du ciel où tous nos sentiments seront épurés, où
toutes nos tendances et nos aspirations naturelles seront portées au
degré le plus surhumain de perfection, elle serait fondée sur
la ruine de tous nos engagements de cSur, de tous nos souvenirs et de
toutes nos relations de famille ? A Dieu ne plaise !
Ce que nous enseignons comme certain, c'est qu'au ciel l'on se verra et l'on
se reconnaîtra. Tel est le témoignage et le cri constant de la
tradition. En Afrique, saint Cyprien, né dans le Paganisme, et élevé
après sa conversion au siège de Carthage, se sentant destiné
au martyre, encourage les fidèles à braver comme lui la mort,
et la leur signale comme un don et une bénédiction du ciel.
<<Hâtons-nous donc, dit-il, et courons pour voir notre Patrie
et saluer nos frères, nous sommes attendus par un grand nombre de personnes
qui nous sont chères ; nous sommes désirés par une foule
de parents, de frères et d'enfants, qui désormais assurés
de leur immortalité, conservent encore de la sollicitude pour notre
salut. Allons les voir, allons les embrasser... Et quelle joie, tout ensemble
pour eux et pour nous - Chez les Grecs, à Constantinople, Théodore
Studite, illustre confesseur de la foi, consola souvent des familles affligées
; il écrivait à un père dont tous les fils étaient
morts : "Vos enfants ne sont pas perdus, mais ils demeurent sains et
saufs pour vous, et dès que vous serez parvenus au terme de cette vie
temporelle, vous les reverrez joyeux et pleins d'allégresse."
Il écrivait à un homme qui venait de perdre sa femme : "C'est
auprès de Dieu que vous avez envoyé avant vous une si digne
épouse. Et qu'est-ce que vous devez chercher, maintenant ? Vous devez
tâcher de la retrouver au ciel, au moment voulu par la Providence...
Sans doute, au ciel, les époux venus de la terre, seront eux-mêmes
comme des anges, et n'aspireront plus aux voluptés des sens. - Mais
ils goûteront les plaisirs toujours purs de l'esprit, et comme durant
leur exil terrestre, ils furent une seule chair, ainsi dans la gloire, ils
seront un seul cSur et une seule âme, dans les délices d'une
union renouvelée qui n'aura pas de fin.>>
Dans le ciel, on se verra et on se reconnaîtra ; dans le ciel on s'aimera.
Il est vrai que dans ce séjour fortuné, la foi s'évanouira
au soleil des grandes réalités ; les habitants de la Jérusalem
céleste, en possession de leur terme, n'auront plus besoin d'être
soutenus par les ailes de l'espérance ; mais la charité dans
son plein épanouissement, rayonnera comme une grande reine, dans sa
puissance et dans toute sa perfection. - Tous les objets et toutes les causes
qui éprennent ici-bas nos cSurs, et y suscitent l'amour, agiront
avec une intensité mille fois plus grande, et sans rencontrer aucun
obstacle, sur le cSur des élus.- Ainsi, en cette vie, nos cSurs
sont captivés par la beauté, par les attraits sensibles, par
les qualités éminentes de l'esprit et du cSur ; la vivacité
du sentiment qui nous pousse à nous unir à un être adoré,
va en s'affaiblissant, lorsque nous découvrons en lui des imperfections
et des défauts... Mais, dans le ciel nous retrouverons nos amis sans
défaut, leurs traits seront plus radieux que le ciel le plus pur ;
ils seront doués d'une aménité et d'une grâce qui
attireront nos cSurs forcément et pour toujours. - Dans cette
vie l'amour est encore l'effet de la gratitude, et nos cSurs s'enflamment
au souvenir des bienfaits et des services rendus.
Mais c'est seulement dans le ciel, que nous connaîtrons l'étendue
et le prix des grâces de toute nature dont nos bienfaiteurs nous ont
comblés. - Alors l'enfant lira tous les trésors de grâce,
de sollicitude, de tendresse, renfermés dans le cSur de sa mère.
Il saura qu'après Dieu, c'est aux larmes, aux prières et aux
soupirs de cette mère qu'il doit son salut... O ma mère s'écriera-t-il,
je vous aimais autrefois, parce que vous m'aviez donné une vie terrestre,
dispensé l'aliment et les soins de l'enfance ; maintenant, je vous
aime d'un amour mille fois plus tendre, à cause de la vie éternelle
que j'ai reçue et sans laquelle la première eût été
pour moi un présent funeste, une source de calamités et de tortures.
Nouvelles et heureuses Moniques, combien grands seront vos triomphes et vos
joies, lorsque vous vous verrez entourées de toute une couronne d'enfants,
auxquels vous aurez procuré la gloire, après leur avoir donné
l'existence ! - Alors, pères chrétiens, on n'ignorera plus vos
sacrifices, votre courage, votre héroïque constance pour affermir
votre fils par d'utiles exemples, l'élever par de nobles et laborieuses
cultures. - Alors, ô ami, on apprendra vos industries, vos pieuses ruses
pour détacher un ami du vice et de l'irréligion, surprendre
par des appâts innocents une âme objet de vos saintes convoitises.
Alors, nous vous bénirons, nous ranimerons la vivacité de nos
souvenirs par d'ardentes effusions, nous acquitterons la dette de nos cSurs
par une gratulation éternelle. - Enfin l'amour qu'éveille dans
nos cSurs le souvenir des bienfaits, ou l'attrait sympathique des qualités
naturelles a coutume de se soutenir et de se retremper par la familiarité,
et l'échange mutuel des impressions et des pensées. - Or comment
vous dire le commerce ineffable où les élus se raconteront leur
propre cSur, cette conversation fraternelle et intime, où à
tous les instants, avec leur langage céleste, ils se communiqueront
les émotions enivrantes de leurs cSurs ? - En cette vie, lorsque
nous entendons converser des esprits supérieurs, mûris et élevés
par l'expérience et de hautes méditations, nous perdons le sentiment
de la fuite des heures, sous l'enchantement et la fascination de leurs paroles.
Ainsi, assis à notre foyer, durant les longues veillées d'hiver,
lorsque la neige tombe, que le vent souffle et mugit, suspendus, l Sil
attentif, nous écoutons, sans nous lasser, le navigateur revenu des
côtes lointaines, ou le guerrier qui nous redit les périls d'un
long siège, et les mille figures de la mort qui s'offrirent à
lui dans le hasard des batailles. Avec combien plus de charme, assis au grand
foyer de notre père céleste, nous entendrons le récit
que nous feront nos frères, de leurs tentations si séduisantes
et si multipliées, des assauts que leur livra l'enfer et dont ils triomphèrent
; nous ne nous lasserons pas d'apprendre ces victoires plus glorieuses que
celles des conquérants, remportées sous le regard de Dieu seul
; ces luttes soutenues dans le silence, contre les défaillances de
la chair et le tumulte des pensées propres : nous admirerons leurs
efforts, leur générosité héroïque ; nous
saurons par combien de péripéties et de chances incertaines,
la grâce de l'esprit de Dieu, par une impulsion forte et douce, les
a conduits au port du repos, et a fait servir jusqu'à leurs égarements
et leurs chutes, au développement de leur incorruptible couronne. Ah
! ce seront là d'inépuisables sujets à des entretiens
dont l'intérêt et le charme ne s'épuiseront jamais !
Il est vrai, que la gloire et la félicité des élus sera
graduée suivant leurs mérites, et qu'ils différeront
en beauté et en grandeur, comme les étoiles du ciel diffèrent
elles-mêmes en dimensions, et en clartés. Mais l'union, la paix,
l'accord ne régneront pas moins, dans ces innombrables phalanges, où
les rangs inférieurs coopèrent comme les rangs les plus élevés,
au repos et à l'harmonie de tout l'ensemble. Les élus n'auront
plus entre eux qu'un seul cSur. Ce ne sera plus la force, ni l'intérêt,
mais la charité, qui sera leur unique lien. Formant un seul corps,
dont Jésus-Christ sera le chef, devenus les pierres vivantes d'un même
édifice, ils participeront tous au banquet d'une même jouissance
et d'un même amour. Chacun sera riche de la richesse de tous, chacun
tressaillera du bonheur de tous. Et de même que la création d'un
nouveau soleil doublerait les feux qui embrasent l'air, ainsi chaque nouveau
soleil de la cité de Dieu agrandira de toute sa félicité
et de toute sa gloire, la mesure de notre propre béatitude. Et de même
encore que des miroirs, mis en regard les uns des autres, ne s'appauvrissent
pas par l'émission mutuelle de leurs rayons , mais que les images se
multiplient et que chacun de ces miroirs réfléchit à
son foyer, la lumière et les objets dépeints au foyer de tous
: ainsi chaque élu réfléchira sur tous les autres le
rayonnement de ses clartés. - L'apôtre réfléchira
sur l'ange la grâce de la parole qu'il a reçue, et l'ange réfléchira
sur l'apôtre la science et les trésors de ses illuminations plus
vives. - Le prophète réfléchira sur le martyr la grâce
des ses visions, et le martyr couronnera le prophète de ses palmes
et de ses trophées. - Les beautés et les grâces immaculées
de la Vierge, se réfléchiront sur le visage du pénitent
et de l'anachorète, meurtri et dévasté par les jeunes
et les macérations, et le pécheur converti fera ressortir avec
plus d'éclat, le mérite et les prérogatives de l'innocence
conservée dans son intégrité. - Il n'y aura donc plus
lieu aux compétitions ni à l'envie. Chacun des élus recevra
le complément de son bien personnel du bien de ses frères ;
nous lirons dans leur âme, aussi clairement que dans la nôtre.
Heureux ciel, s écrie à ce propos, saint Augustin, où
il y aura autant de paradis que de citoyens, Mo la gloire nous parviendra
par autant de canaux qu'il y aura de cSurs pour s'intéresser à
nous et nous chérir, où nous posséderons autant de royaumes,
qu'il y aura de monarques associés à nos récompenses.
Quot socii, tot gaudia !
Telles sont les joies du ciel. - Disons qu'elles sont des joies pures. Dans
le ciel, le péché est à jamais exclu. Mes élus
ne sont plus susceptibles de commettre l'ombre d'une faute ou d'une imperfection.
Dans la sainte Ecriture, la vie éternelle est appelée inflétrissable,
incorruptible, aeterna, immarcessibilis, incorruptibilse. Ces expressions
seraient inexactes, si les saints pouvaient déchoir, et cette seule
perspective suffirait pour altérer leur bonheur.
- Dans notre condition mortelle, il est rare que nos joies les plus pures
et saintes ne renferment un mélange de complaisance, et de satisfactions
égoïstes. L'âme qui se sent heureuse, se replie au-dedans
d'elle-même pour mieux jouir : elle éprouve une sensation plus
vive et plus condensée de sa propre vie, dont l'effet est de la distraire
plus ou moins de la pensée de Dieu, qui seul doit la posséder
et la remplir. - C'est pourquoi les saints, éprouvaient une sorte d'inquiétude
et de trouble au milieu des prospérités ; ils savaient qu'en
cette vie, les plaisirs les plus honnêtes, les joies les plus légitimes
et les plus douces, ont toujours pour l'âme chrétienne, quelque
chose d'énervant et de corrupteur... Mais dans le ciel, les délices
de la gloire, loin d humaniser les âmes, les élèvent
et les spiritualisent. - L'impression de la félicité, n'est
pas distincte, en elles de l'impression de Dieu. Les harmonies qu'elles entendent,
la lumière qui les inonde, les parfums qu'elles respirent, ne sont
autres que la vertu de Dieu se faisant sentir efficacement à leur odorat,
à leur ouïe, à leur vue. Et au lieu de se replier, par
un sentiment inférieur, dans les puissances inférieures de leur
nature, elles s'élancent en haut, pour se porter plus vivement vers
ce Dieu, qui les imbibe de sa plénitude par tous leurs sens et tous
les pores de leur être. Le cri du bonheur se confond sur leurs lèvres
avec le cri de l'adoration et de la reconnaissance. Elles ne disent plus avec
les disciples charnels : il fait bon être ici ; bonum est hic nos esse
; mais elles s'écrient : Saint, saint, saint est le Dieu tout-puissant...
Chose surprenante, le ciel est en quelque manière le contre-pied de
la terre ! Ici-bas, l homme se restaure, il se retrempe en dignité
et en valeur morale dans la souffrance et par le sacrifice ; dans le ciel,
c'est l'inverse : il se perfectionne et se déifie, au torrent des voluptés
qui l'abreuve.
Les joies du ciel sont des joies pures, elles sont des joies durables.
Figurez-vous sur la terre un homme comme Salomon, dont tous les désirs
seraient satisfaits ; il a la fortune, la jeunesse, la santé ; son
cSur trouve le contentement et le repos dans la présence et la
compagnie d'êtres sensibles et adorés. Tous les enchantements
se réunissent pour combler la félicité de cet homme.
Et cependant il y a des heures, où son âme est navrée
par la tristesse et torturée par des craintes... Il se dit à
lui-même : Ma félicité est fugitive. Chaque jour qui s'écoule
en emporte un lambeau, bientôt elle ne sera plus...
Mais dans le ciel, la félicité est stable ; les élus
confirmés en gloire sont inaccessibles à la crainte. Les siècles
succéderont aux siècles sans diminuer leur félicité,
sans répandre sur leurs fronts un seul nuage de tristesse. La certitude
de posséder éternellement les biens qui leur sont chez, en centuple
la douceur. Quel sujet de jubilation, lorsqu'après des milliers de
siècles écoulés, considérant dans le lointain
du passé, le jour où ils firent leur ascension triomphante,
ils diront : rien n'est encore passé, c'est aujourd'hui que je règne,
aujourd hui que je suis en possession de mon bonheur, et je le posséderai
tant que Dieu sera Dieu, c'est -à-dire : Toujours, toujours !...
Les joies du ciel, sont des joies durables, elles ne sont soumises à
aucune succession.
Les élus dans le ciel, ne sont plus les captifs du temps : leur vie
nouvelle n'est plus emportée par des heures mensurables. Il n'y a plus
pour eux de passé, plus d'avenir : mais vivants de la vie de Dieu,
ils sont fixés dans un perpétuel présent. Sur cette terre,
nos joies sont successives, les plaisirs et les impressions que nous ressentîmes
hier, ne sont pas ceux que nous ressentons aujourd'hui. - Le bonheur ne nous
vient que goutte à goutte. - Il n'est donné à aucun homme
de recueillir, d'accumuler en un instant les félicités d'un
jour, moins encore celles de toute une vie. Mais dans le ciel, Dieu ne se
donne pas avec mesure, il se livre tout entier, dans l'immuable et indivisible
simplicité de son essence. - Dès le premier instant de leur
incorporation à la vie divine, la félicité des saints
est parfaite et consommée. De même que l'avenir n'amènera
pour eux aucune diminution, ainsi ils n'ont rien à redemander au passé.
Dans l'intelligence divine, ils voient aussi clairement les événements
qui s'accompliront dans mille ans, que ceux qui se sont accomplis il y a mille
siècles. A chaque instant, dit saint Augustin, ils éprouvent
comme un sentiment de joie infinie. A chaque instant, ils absorbent, autant
qu'il est permis à des êtres créés, la capacité
de la vertu divine. A chaque instant, l'éternité leur fait sentir
le poids accumulé de ses ivresses, de ses délectations, de ses
gloires. Deus totus simul delectat, Deus erit memoriae plenitudo aeternitatis.
Un jour, saint Augustin retraçait à son peuple d'Hyppone, les
merveilles de la cité de Dieu : il le faisait d'une voix pénétrée
et émue, avec cette éloquence d'or nourrie à la source
des Ecritures, et qui faisait croire que c'était un ange qui parlait
et non un habitant de la terre. - L'assemblée était impressionnée
et ravie, elle se sentait comme transportée à ces fêtes
de l'éternité dont on lui traçait une si saisissante
peinture, elle avait comme une vision de ce jour où le seigneur ornerait
les fronts fidèles d'un laurier inflétrissable. - Tout à
coup, son émotion fut si forte, qu'il éclata en gémissements,
en cris d'admiration, en larmes qui coulèrent de tous les yeux. On
oublia le respect dû à la majesté de l'enceinte sacrée,
le silence commandé par la présence de l'orateur, et chacun
appelait tout haut ce jour où loin de toute affliction, il boirait
à longs traits aux eaux de la vérité et de la vie. Chacun
tremblait que vaincu par sa faiblesse, égaré par les séductions,
il ne vînt à être frustré de la vision bienheureuse
; de toute part dans le lieu saint, retentissaient ces paroles : O beau ciel,
quand te verrai-je ? Serai-je assez insensé pour te préférer
des plaisirs et une fortune d'un jour ? Qui ne consentirait à l'acheter
au prix des sacrifices et des travaux les plus durs ? - Augustin interrompu
par ces exclamations et les soupirs, étonné de l'effet produit
par ces paroles, n'était pas moins ému que l'assemblée
; il voulait poursuivre, continuer le tableau qu'il avait entrepris de la
Jérusalem céleste, mais les sanglots de son auditoire, son propre
attendrissement étouffèrent sa voix, et ses larmes mêlées
à celles de son peuple, formèrent comme un fleuve, pour pleurer
les tristesses de l'exil et l'éloignement de la partie bien-aimée.
O saint Pontife, que je voudrais avoir sur mes lèvres vos pathétiques
accents ! Qui nous donnera de vous faire revivre, âges d'or de la primitive
Eglise, où l'appât des biens invisibles, les promesses de la
vie future, exerçaient une si vive impression sur les âmes !
- Si nos paroles n'ont pas la vertu d'ouvrir la source des pleurs, que votre
espérance, que votre souvenir, cité de Dieu, élèvent
du moins nos désirs : qu'ils mettent un frein et un contrepoids à
nos aspirations grossières, à l'attrait de ces mille cupidités
inférieures qui nous corrompent !
Ah ! nous aimons la puissance et la gloire, nous voudrions être présents,
et commander en tous lieux ; pourquoi donc déroger à la noblesse
de nos destinées et abdiquer l'empire immortel que Dieu nous prépare
? Nous aimons le plaisir et la joie ; nous avouons sans cesse que la vie nous
est intolérable, si les affections et la joie n'en tempèrent
les disgrâces et l amertume ; et pourquoi dédaigner l'unique
vrai bonheur, vouloir que la source de tout plaisir, et de toute joie, se
tarisse pour nous avec la vie présente ? - Que les hommes qui ne voient
que l'ordre physique actuel, et dont toutes les espérances sont tournées
aux choses de la terre, demandent à la nature, le tribut illimité
de ses dons : qu'ils cherchent leurs jouissances et leurs gloires, dans les
perfectionnement indéfinis de la matière, s'estimant heureux
parce que mille mains sont en travail pour les servir, que mille machines
et mille instruments sont en jeu, pour traduire et exécuter leur conceptions
et leurs fantaisies. <<Ces biens, dit Saint Grégoire le grand,
s'amoindrissent, ces objets perdent leur illusion, et deviennent méprisables,
lorsque l'on considère la nature et l'immensité des récompenses,
qui nous sont promises : les biens terrestres mis en proportion avec la félicité
d'en haut, cessent de paraître un avantage, ils ne sont plus qu'un poids
et une douloureuse servitude. La vie temporelle auprès de la vie éternelle,
ne mérite pas le nom de vie, mais celui de mort.>> Mais, habiter
la cité supérieure, être mêlé au chSur
des anges, assister de concert avec les anges l'Eternel sur son trône,
être entouré d'une lumière qui n'est pas elle-même
circonscrite, posséder une chair spirituelle et incorruptible, ce n'est
plus l'infirmité, c'est la royauté, l'abondance de la vie.
Ah ! si notre esprit s'enflamme à la pensée de tant de richesses
et de magnificences, s'il aspire à s'envoler dans les lieux où
le bonheur est sans bornes, souvenons-nous que de grandes récompenses
ne s'acquièrent que par de grands combats, et que nul ne sera couronné,
s'il n'a vaillamment combattu.
Réjouissons-nous donc, avec le prophète, de ce qu'une parole
nous a été dite ; j'irai dans la maison du Seigneur. Laetatus
sum in his quae dicta sunt mihi, in domum Domini ibimus ; mais que nos cSurs
ne se laissent point attacher à la glu des choses sensibles, que nos
pieds, soient toujours debout, dans l'attente de vos célestes parvis,
o Jérusalem :stantes erant pedes nostri in atriis tuis Jerusalem, Jérusalem
qui êtes bâtie comme une ville, quand assisterons-nous à
vos solennités pompeuses, quand serons-nous réunis à
cette pierre angulaire, qui est le fondement, la force et le lien de notre
édifice ? Jerusalem quae aedificatur ut civitas. - Déjà
des tribus innombrables ,des légions d'apôtres, de prophètes,
de martyrs et de vierges, des justes de toute condition et de tout état,
ont franchi les parvis de votre enceinte. Que leur sort est désirable,
ils sont délivrés de nos tentations, de nos embarras et de nos
misères ! - Illuc enim ascenderunt tribus, tribus domini. - Assis sur
des trônes qu'ils se sont eux-mêmes dressés, ils ont bâté
sur la vérité et sur la justice. Fidèles et dévoués
à leur chef jusqu'à mourir, ils ont mérité de
partager avec lui l'héritage de la maison de David. Quia illic sederunt,
sedes in judicio, sedes super Domum David. Voilà la seule ambition
qui nous soit permise : tout ce qui n'est pas Jérusalem est indigne
de nous ,ne demandons que les biens et la paix qu'elle renferme : Rogate quae
ad pacem sunt Jerusalem. Ne songeons qu'au ciel, ne vivons que dans le ciel.
Propter Domum Domini Dei nostri quaesivi bona tibi. - Encore quelques instants
et tout ce qui doit finir ne sera plus ; encore quelques efforts, et nous
serons au terme ; encre quelques combats et nous toucherons à la couronne
; encore quelques sacrifices, et nous serons dans Jérusalem, où
l'amour est toujours nouveau, et où il n'y aura d'autre sacrifice que
la louange et la joie. Ainsi soit-il.