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Ce qui nous empêche d'avancer,

Père F.W.Faber

 

 



Introduction

Les symptômes

  1. Les trois défauts

  2. Manque de dévotion envers la Sainte Vierge

  3. Manque de dévotion envers la Sainte Humanité de Notre-Seigneur

  4. Manque d'amour filial pour Dieu

  5. Conclusion


Il semble maintenant que notre itinéraire soit clairement tracé, et que nous ayons reçu nos instructions touchant l'esprit avec lequel nous devons servir Dieu. Nous sommes maintenant en pleine mer, mais comment se fait-il que nous n'avancions pas? Nous voyons autour de nous des voyageurs plus fortunés qui voguent à pleines voiles, tandis que nulle brise ne vient gonfler les nôtres. Peut-être sommes-nous encore sous l'influence du rivage, peut-être la faute est-elle ailleurs; toujours est-il que nous ne savons pas trouver le vent favorable. Telle est la plainte que font entendre bien des âmes arrivées à ce point de leur pèlerinage. Quelque chose les empêche d'avancer, et elles ne peuvent découvrir au premier abord ce qui les arrête. Nous allons maintenant rechercher quels sont ces obstacles cachés, et voir de quelle manière nous pourrons les vaincre.
Notre premier soin doit être d'examiner les symptômes qui trahissent nos endroits faibles. D'abord, nous sentons que les forces nous manquent pour résister aux tentations, pour pratiquer les mortifications et pour rester fidèles à nos devoirs de piété. Ensuite, nous nous roidissons contre les surprises qui tombent sur nous, contre les changements, les épreuves, et l'accomplissement de nos devoirs extérieurs que nous ne savons comment concilier avec la dévotion et la vie intérieure. De plus, nous nous apercevons qu'un certain besoin de lumière se fait sentir au dedans de nous. Dans nos examens, le fond de notre conscience ne nous apparaît plus qu'à travers les vapeurs d'un jour douteux. Nous nous laissons aller peu à peu aux scrupules, aux pensées étroites, et nous semblons perdre de vue l'idée de Dieu que nous possédions auparavant, et qui, toute faible qu'elle était, nous prêtait cependant de véritables lumières. Il y a dans notre combat spirituel un je ne sais quoi de vague qui nous fait sentir le besoin de quelque chose de plus défini et de plus vigoureux à la fois. Enfin, ajoutez à cela une sorte de torpeur, de sommeil qui s'appesantit sur nous comme un rêve qui nous oppresse.

Il y a là quelque chose qui ne va pas bien, cela est évident; la question est de savoir où se trouve le mal.
Voici trois défauts dont nous devons nous rendre compte: la faiblesse, la roideur et le manque de lumière intérieure.

Ils proviennent de différentes causes.

C'est en partie le résultat de l'attention que nous avons été en quelque sorte obligés de faire à nous-mêmes et aux phénomènes intérieurs que l'expérience nous a fait découvrir dans nos âmes, à cette première époque de notre vie spirituelle. Un examen de soi-même est toujours dangereux, lors même qu'il est nécessaire; et, par conséquent, on ne devrait pas se livrer à cet exercice sans se munir en même temps de l'antidote qui lui convient; la connaissance de soi-même est à la fois une grâce, une nécessité et une bénédiction; et, malgré toutes ces raisons, c'est encore un danger. C'est un danger, parce qu'elle nous mène à ce qui n'est pas vrai, à l'affectation et à la fausse sensibilité, celui de tous les vices de la vie spirituelle qui inspire le plus de dégoût.

Il est encore possible que nous n'ayons pas suffisamment exercé notre foi, et ce serait encore là une raison qui expliquerait les trois défauts dont nous nous plaignons. Nous avons agi sous l'influence d'un sentiment, d'un attrait, d'une impulsion, plutôt que sous celle de la foi; aussi avons-nous pris les dons de Dieu pour Dieu lui-même, et avons-nous tellement accoutumé nos yeux à l'éclat d'une lumière artificielle, que nous ne pouvons plus voir à la douce lueur du crépuscule qui éclaire la vie chrétienne. Ou bien nous n'avons pas veillé avec assez de sollicitude à demeurer en harmonie avec l'esprit de l'Église, négligeant ou estimant peu certaines dévotions, telles que les confréries, les scapulaires, les indulgences et autres choses analogues. Peut-être encore avons-nous envisagé les objets de la foi trop au point de vue de nous-mêmes, et nous sommes-nous entêtés avec une sollicitude trop exclusive à considérer quels progrès nous faisions. La dévotion ne peut jamais négliger la doctrine sans subir tôt ou tard les funestes conséquences de son oubli. Il n'est pas d'arme dont le démon se serve avec plus de succès pour arrêter nos efforts vers le bien, qu'une dévotion qui ne s'appuie pas sur la théologie.

Enfin notre erreur peut encore être venue de ce que nous avons négligé les œuvres extérieures de charité et d'édification, et de ce que nous ne nous sommes pas montrés aussi soigneusement scrupuleux que nous aurions dû l'être dans nos rapports avec les autres. De tout ce qui vient d'être dit, nous pouvons conclure que les obstacles secrets que nous rencontrons proviennent de trois erreurs dans notre vie intérieure, et de deux autres dans notre vie extérieure. Dans le présent chapitre nous examinerons les trois premières de ces erreurs, et les deux autres dans le chapitre suivant.

1. Il n'est pas impossible que ce qui nous retient en arrière soit un défaut de dévotion envers la sainte Vierge. Sans cette dévotion, la vie intérieure devient impossible, car on appelle ainsi une vie entièrement conforme à la volonté de Dieu; et c'est surtout dans la sainte Vierge que réside la volonté de Dieu. C'est par elle que toute dévotion est solide. Toutefois, cette pensée n'est pas toujours suffisamment présente à notre esprit. Ceux qui entrent dans la vie spirituelle sont d'ordinaire tellement occupés de la partie métaphysique, qu'ils n'accordent pas assez d'importance à la dévotion envers Marie. Je vais toucher ici à quelques-unes des considérations qu'ils ne semblent pas prendre à cœur. La dévotion à la Mère de Dieu n'est pas un simple ornement du système catholique, un enjolivement, un hors-d'œuvre, ni même un secours, parmi tant d'autres, dont nous pouvons nous servir ou non, à volonté; c'est une partie intégrante du christianisme. Sans elle, à proprement parler, une religion n'est plus chrétienne, c'est une religion différente de celle que Dieu a révélée. La sainte Vierge est un ordre de Dieu à part, un canal spécial de grâces, dont l'importance ressort surtout de cette guerre que l'esprit malin lui fait avec sa finesse ordinaire, et de la haine instinctive que l'hérésie lui a jurée. Marie est le cou du corps mystique de Jésus-Christ, unissant ainsi tous les membres à la tête, et servant de canal pour dispenser toutes les grâces. La dévotion à la sainte Vierge est la véritable imitation de Jésus-Christ; car, après la gloire de son Père, c'était la dévotion qui était la plus proche et la plus chère à son Cœur sacré. C'est une dévotion solide, parce qu'elle s'attache constamment à inspirer la haine du péché et l'amour des vertus réelles. Négliger Marie, c'est mépriser Dieu, parce qu'elle est dans l'ordre de ses desseins, et blesser Jésus, parce qu'elle est sa Mère. Dieu lui-même a placé la sainte Vierge dans l'Église comme une puissance à part; c'est pourquoi son culte est si fécond en résultats, et la source d'une foule de miracles; c'est pourquoi elle constitue une partie de notre religion, que nous ne saurions en aucune façon laisser de côté. L'orthodoxie est la condition première de la spiritualité. Cette vérité n'a pas besoin de démonstration. Or, une doctrine ne serait pas orthodoxe, si elle passait sous silence les fonctions et les prérogatives de la Mère de Dieu; la spiritualité cesse également d'être orthodoxe du moment qu'elle peut se distinguer et se séparer d'une dévotion juste autant que généreuse envers Marie. Il est constant qu'une erreur dans la doctrine est doublement dangereuse quand on la fait passer dans la vie spirituelle. Elle empoisonne tout, et il n'est pas de malheur qu'on ne puisse prédire à l'âme infortunée qui en est infectée. Si donc certains symptômes vous font pressentir que tout ne va pas bien, que quelque obstacle s'oppose à vos progrès, regardez d'abord si votre dévotion envers la sainte Vierge est ce qu'elle doit être; si vous lui rendez le culte qui lui appartient et au degré convenable, si vous avez en elle assez de foi et de confiance, si vous la servez avec assez d'amour et de fidélité. La perfection est sous sa protection particulière, car c'est une des prérogatives attachées à son titre de Reine des saints.
2. Il. se peut aussi que votre dévotion à la sainte humanité de Jésus et à ses mystères soit défectueuse.
Il n'y a là rien d'impossible, ni de si étrange que nous serions portés à le croire. Et cependant peut-on douter que la dévotion, qui peut-être ne nous élève pas aux hauteurs les plus sublimes de la contemplation, ne soit néanmoins indispensable dans les différents états dé la vie spirituelle dont nous nous occupons actuellement? Il. faut qu'elle pénètre dans toutes les parties de la vie chrétienne; car c'est là ce que signifie être chrétien, si cela signifie quelque chose. Jésus-Christ est la voie du chrétien, la vérité du chrétien et la vie du chrétien. L'âme qui mène une vie sainte est l'épouse du Verbe incarné; c'est pourquoi l'amour du Verbe fait chair constitue l'essence même de la sainteté. Il y a trois manières d'aimer la sainte humanité du Sauveur; l'une représente l'affection que nous avons au fond du cœur pour lui; l'autre, les preuves de la sincérité et de la solidité de cette affection , et la troisième, les effets que Jésus lui-même opère dans les âmes qui y sont suffisamment préparées. Ces trois sortes d'affection s'appellent respectivement amour affectif, amour effectif, et amour passif.
L'amour affectif de Notre-Seigneur consiste dans un ardent désir de procurer sa gloire, dans un sentiment de joie sympathique, en voyant prospérer ses intérêts, et dans une noble et affectueuse douleur en présence du péché. Il. nous porte à répandre avec confiance notre âme devant Dieu, à nous plaindre de notre froideur et de nos imperfections, à lui exposer nos peines, nos angoisses, nos dégoûts et nos épreuves, et à nous abandonner tout entiers entre ses mains, avec la tranquille insouciance d'un enfant.
L'amour effectif nous rend l'image vivante de Jésus- Christ, en faisant passer dans notre vie les divers états de la sienne, ses mystères et ses vertus Nous portons sa ressemblance au dehors, en pratiquant des mortifications continuelles, en diminuant les commodités et les jouissances de notre corps, en veillant sur nos sens, en nous refusant à toutes les extravagantes exigences du monde et de la société, en usant avec une jalouse modération des affections et des plaisirs les plus innocents; enfin, en réprimant sans cesse tout sentiment de vanité et d'amour-propre. Notre vie intérieure se conforme à Jésus par la liberté d'esprit, ce qui veut dire par le détachement des créatures et l'abandon de soi-même à la volonté divine. Nos actes extérieurs sont frappés à son effigie, lorsque nous agissons comme ses membres, et que toutes nos actions se font en son nom et sous ses inspirations.
Si je parle de l'amour passif, c'est plutôt pour que nous apprenions à soupirer après ce qui doit peut-être un jour devenir notre partage, que pour nous occuper d'une chose qui, en général, n'appartient pas aux premières phases de la vie spirituelle. Quelle douce jouissance de voir combien près de Jésus nous arriverons un jour, s'il plaît à Dieu, même avant l'heure de notre mort! Le premier acte que Jésus opère dans l'âme élevée à cet état surnaturel est de la blesser d'un trait d'amour, de manière à lui faire perdre le goût de tout ce qui n'est pas lui ou à lui. C'est comme si une nouvelle nature était créée en nous, si peu en harmonie avec le misérable monde qui nous entoure, que nous languissions et que nous soupirions après notre véritable élément. Plus tard il enfonce le trait plus avant, et fait que toutes nos pensées, nos affections, nos paroles et nos œuvres soient imbues de son amour, jusqu'à ce que nous soyons réduits à l'impossibilité de faire autre chose que de le chercher, comme l'épouse du Cantique. Tout amour est dédaigné pour le sien, toute idée s'efface de notre esprit, excepté la sienne; enfin, tout ce qui n'a pas rapport à lui, tombe de notre mémoire comme une chose qui n'aurait jamais existé, de sorte qu'il possède notre âme tout entière, et que c'est moins nous qui vivons que lui qui vit en nous, Ensuite il nous embrase d'un amour irrésistible, qui éclate en actes de charité héroïque et d'union surnaturelle avec lui, tandis qu'il ne cesse de faire pénétrer si profondément dans notre cœur le sentiment de notre propre bassesse et de notre néant que nous ne pouvons plus que déplorer le peu de générosité que nous mettons à le servir, et le faible amour que nous avons pour lui. Enfin, il nous plonge dans un océan de souffrances pour nous y purifier, et nous attache sur les épaules la croix que nous devons toujours porter. Alors nous n'avons plus qu'un désir, souffrir davantage, et la crainte de souffrir moins est la seule pensée qui nous puisse effrayer. C'est ainsi qu'il nous dépouille de nous-mêmes, et nous rend tout à lui. Mais ce moment est encore bien éloigné de vous. Levez les yeux et regardez aussi loin que peuvent plonger vos regards. Je ne sais si vous pourrez même apercevoir le sommet de la montagne où un si grand bonheur vous attend. Mais courage! c'est quelque chose déjà de savoir que ces hauteurs bénies existent réellement.
On ne saurait s'imaginer les avantages que nous procurent ces pratiques de l'amour du Verbe incarné. Le cœur se détache des créatures ; l'amour-propre se consume et s'éteint ; les imperfections se corrigent ; l'âme se remplit de l'esprit de Jésus, et avance à pas de géant dans le sentier de la perfection. Lors donc que le vent ne vient pas gonfler vos voiles, examinez-vous et voyez si votre amour pour l'adorable personne de Notre Seigneur et pour sa sainte humanité est ce qu'il doit être, ce que Jésus prétend, ce qu'il demande qu'il soit, ou du moins si nous en faisons l'objet d'une étude particulière, et si nous cherchons à le faire grandir chaque jour dans notre cœur.
3. Le troisième défaut, et je suis tenté de supposer qu'il est beaucoup .plus généralement répandu que les deux autres, consiste peut-être dans notre manque d'amour filial pour Dieu.
Je voudrais pouvoir m'expliquer avec autant de clarté que de force sur ce sujet, car presque tout dépend de là. Si nous n'avons pas pris l'habitude de toujours considérer Dieu comme un père, les sources mêmes de la piété se corrompront en nous. Nous encourrons la malédiction dont parle le prophète: ce qui était doux, nous deviendra amer, et ce qui était amer, nous le trouverons doux.
Quelle est notre position vis-à-vis de Dieu ?
Nous sommes ses créatures. Que de choses renfermées dans ce peu de mots! c'est-à-dire qu'il a un domaine absolu sur nous. Nous n'avons d'autres droits que ceux qu'il a daigné, dans sa miséricorde, nous assurer par son alliance. Notre vie est à la merci de la Providence, et cette Providence n'est pas seulement une série d'événements extérieurs, mais l'expression de la volonté d'un seul Dieu en trois Personnes. Ce Dieu sait déjà le sort qui nous attend dans l'autre vie; et, de notre côté, nous savons que des grâces plus abondantes que celles qu'il est obligé de nous donner nous sont nécessaires, quoique nous possédions aussi la certitude qu'il nous les accordera infailliblement, si nous voulons seulement correspondre à celles que nous avons déjà reçues. Toutefois, cette dernière considération ne suffit pas pour calmer entièrement l'inquiétude que la vue de notre position doit naturellement nous inspirer. Des réflexions sur les attributs de Dieu, sur sa science qui embrasse tout, sur sa toute-puissance, sur son immensité et sur sa sainteté ineffable, ne sont pas de nature à diminuer notre frayeur. Néanmoins la conviction que l'esprit d'adoration, l'essence du culte et l'instinct religieux consistent à rappeler sans cesse par nos pensées, par nos paroles et nos actions que nous sommes les créatures de Dieu, c'est-à-dire des êtres qui n'ont point une existence indépendante, mais qui ont été tirés du néant par lui, cette conviction, dis-je, loin de jeter un voile de tristesse sur nos âmes, ou d'exciter l'inquiétude dans nos cœurs, nous fait trouver, au contraire, que plus ces vérités se gravent profondément dans notre esprit, plus nous acceptons sans réserve la souveraineté de Dieu, et plus aussi nous sentons renaître en nous une tranquillité, une paix surnaturelle.
Toutefois, ceci ne parait pas au premier abord, ni jusqu'à ce que l'esprit se soit familiarisé avec les pensées religieuses, et en soit fortement imbu. Nous sommes tentés de voir en Dieu tout, excepté un père, tant à cause de notre propre faiblesse, qu'à cause de cette toute-puissance et de cette immensité qui écrasent notre intelligence. Pourtant notre vie spirituelle dépend entièrement du point de vue auquel nous envisageons Dieu. Si nous le regardons comme notre maître, alors son service deviendra notre tâche, et les idées de récompense et de châtiment domineront tous nos actes. Si nous voyons en lui notre Roi, nous devons courber la tête sous les droits incontestables de son légitime empire; et l'idée abstraite d'une respectueuse fidélité est le seul sentiment qu'il soit permis à notre cœur de chérir. Si nous le considérons comme notre juge, le bruit de ses foudres vengeresses rend nos oreilles sourdes à tout le reste; ses jugements, dans leur redoutable exactitude, nous laissent muets, et nos yeux demeurent frappés d'aveuglement en présence de l'éclat d'une sainteté qu'ils ne peuvent supporter. Si donc nous envisageons Dieu sous l'un de ces points de vue en particulier, ou sous tous en général, le culte que nous lui rendrons devra nécessairement emprunter son caractère de notre manière de le considérer. La dureté, la sécheresse, la crainte sans adoucissement, et le sentiment de notre impuissance à invoquer nos droits, toutes ces causes réunies nous rendront lâches et bas, vils et mercenaires, toujours prêts à nous plaindre, et aussi peu respectueux que nous oserons l'être.
Mais nous pouvons aussi le regarder comme notre Créateur, et cependant nous tromper encore; car il est possible de considérer un créateur comme un être indépendant, trouvant en lui-même la source de son existence éternelle qui, pour sa propre satisfaction, comme cause première, a tiré les créatures du néant, et ne s'inquiète pas plus d'elles qu'il ne leur a d'obligation. Pourtant il me semble que l'idée de Créateur implique aussi celle de Père. La volonté seule de créer est à mes yeux un acte admirable de tendresse paternelle. Ainsi Dieu n'est pas seulement notre Père et notre Créateur, mais il est notre Père parce qu'il est notre Créateur. Une créature raisonnable, pour être une créature doit aussi être un fils, Nous apportons avec nous du néant, d'où nous avons été tirés, ce lien de filiation. La création appartient à la bonté de Dieu, plutôt qu'à sa puissance et à sa sagesse; de sorte que si nous savions seulement de Dieu qu'il est notre Créateur, nous devrions sentir en même temps qu'il est notre Père. Qui plasmasti me, miserere mei : ô vous qui m'avez formé, ayez pitié de moi! telle était la prière que chaque jour de sa vie la pénitente du désert adressait à Dieu. Il y avait une sorte de droit, ou plutôt une ombre de droit dans cette invocation, et c'était là ce qui la rendait si chère à la timide humilité de la sainte.
Quoi qu'il en puisse être, Dieu est notre Père, il n'y a pas de vérité plus certaine que celle-là; et tout ce que la paternité terrestre offre de plus tendre et de plus aimable n'est qu'une pâle image de la suavité et de la douceur ineffable de notre Père qui est dans les cieux. La parole ne saurait exprimer ce que cette idée offre de beau et de consolant; nous cessons de nous sentir isolés au milieu du monde, et les châtiments et lés afflictions nous apparaissent sous un jour nouveau. La consolation sort pour nous du sentiment même de notre faiblesse, nous nous reposons sur Dieu des problèmes que nous ne pouvons résoudre, et nous nous attachons par les liens de la plus tendre parenté aux autres créatures. Cette pieuse idée entre plus avant dans notre cœur, et devient le mobile de tous nos actes spirituels. Dans le péché, nous nous en souvenons; dans les sacrements, nous la goûtons; dans nos efforts vers la perfection, nous nous appuyons sur elle; dans les tentations, nous y puisons des forces; dans les souffrances, nous y trouvons la joie. Dieu est notre Père, jusque dans les circonstances ordinaires de la vie; il nous protège contre mille dangers dont il ne permet pas même que nous nous apercevions, il exauce nos prières, il bénit ceux que nous aimons, et il nous supporte; il supporte cette froideur et ces rechutes qui paraissent incroyables, et dont nous sommes étonnés les premiers.
Dieu est notre Père, non-seulement de nom, mais encore en réalité. Comme je l'ai déjà dit, le lien qui nous unit à lui sort de la création. Le Créateur a pour ses créatures un amour sensible aussi étonnant que mystérieux, et dont l'indulgence et la tendresse ne trouvent rien dans les affections terrestres qui leur ressemble. Bien plus, il a daigné identifier ses intérêts avec les nôtres; il nous a créés à son image à sa ressemblance, et a fait de nous autant de reflets de sa divine majesté. Mais il est encore notre Père par alliance; et comme il tient toujours ce qu'il promet, cette nouvelle paternité est aussi réelle que l'autre. Enfin, au-dessus de tous les liens de la nature, de la grâce et de la gloire, en vertu desquels il nous appelle ses enfants, il est notre Père pour une raison dont nous ne comprendrons jamais la grandeur, c'est-à-dire en tant qu'il est le Père de Notre-Seigneur Jésus- Christ.
Ce sentiment de piété filiale envers notre Père céleste calme les inquiétudes de notre conscience au sujet des péchés du passé. Nous pouvons nous reposer sur lui, avec une douce confiance, même de la terrible décision de notre sort pour l'éternité. Nous jouissons jusque dans les actions les plus indifférentes d'une douce liberté d'esprit, à laquelle se mêle un ardent désir de le servir, que nous inspire notre amour filial. De ce sentiment naît encore un aimable oubli de soi- même; il nous envoie la douceur dans la prière, la patience dans le doute, le calme dans les difficultés, la joie dans les épreuves, et la résignation dans les douleurs. Nous adorons Dieu pour l'amour de lui, parce qu'il est. notre Père chéri. Douce pensée, qui tombe sur notre âme comme un triple rayon de soleil, qui apporte avec, soi plus de confiance en Dieu, plus de liberté avec Dieu, plus de générosité pour Dieu
J'ai insisté sur ce point, parce qu'il est de la plus haute importance que nous soyons imbus du véritable esprit de l'Évangile; et si tant d'hommes tombent dans des erreurs funestes à ce sujet, c'est en partie parce qu'ils ne se rappellent pas il chaque heure du jour que Notre-Seigneur est Dieu, et en partie parce qu'en pensant à Dieu ils mêlent quelque autre idée à celle de Père, et laissent dominer l'élément le moins tendre.
L'esprit de l'Évangile ne respire que tendresse, et les trois défauts que j'ai signalés, le manque de dévotion envers la sainte Vierge, le manque de dévotion envers la sainte humanité de Jésus, et le manque de piété filiale envers Dieu, sont autant d'effets du défaut de tendresse, et autant de causes qui continueront à le faire sentir. Voilà le grand obstacle caché qui vous arrête. Avec votre désir chevaleresque d'arriver à la perfection, avec votre dégoût pour le monde, avec votre estime des grandes choses, vous espérez faire de rapides progrès., et vous êtes trompés dans votre attente. Je vous ai déjà invités à vous examiner vous-mêmes, et à voir si vous ne manquez pas de dévotion envers la sainte Vierge, envers l'humanité sacrée de Notre-Seigneur, ou enfin envers la paternité à jamais bénie de Dieu. Permettez-moi maintenant de vous présenter la même chose sous une autre forme. Ces trois défauts indiquent en réalité le défaut de tendresse, quoiqu'ils indiquent autre chose encore. Mais le manque de tendresse en religion suffit quelquefois pour arrêter la croissance d'un homme en sainteté. Il n'est donc pas inutile d'en toucher quelques mots. Un homme peut être religieux dans un sens, c'est-à-dire qu'il craindra Dieu, haïra le péché, aura une conscience sévère, le tout accompagné d'un pur désir de sauver son âme. Il n'y a rien là-dedans que de louable. Mais il faut avouer que les saints n'étaient pas des gens de cette catégorie. Il y avait en eux un je ne sais quoi de suave, de doux, de délicat, d'aimable, d'affectueux, et, j'ose le dire, de poétique, qui donnait un caractère tout différent à leur dévotion. C'étaient des images vivantes de Jésus-Christ. Voilà ce que, dans la mesure de nos faibles efforts, nous devrions chercher à acquérir, si nous voulons croître en sainteté.
Par tendresse, je n'entends pas la faculté qu'ont les personnes impressionnables de s'attendrir et de verser des larmes. Ce ne sont là souvent que des preuves de lâcheté, de faiblesse, qu'un manque de résolution et de force de caractère. La véritable tendresse commence de diverses manières,. Les progrès en sont marqués par une vive douleur, qui éclate à la vue du péché, sans que la pensée du châtiment vienne y prendre part, par ce que j'ai appelé ailleurs de la susceptibilité pour les intérêts de Jésus, par une docilité enfantine envers nos supérieurs et nos directeurs spirituels, par les mortifications que nous nous imposons sans qu'elles nous paraissent un joug, par une habitude de ne jamais s'arrêter aux préceptes sans aller droit aux résolutions; enfin par un goût faible, et qui se fait encore à peine sentir pour les humiliations. A mesure que la tendresse s'empare de nos âmes, tous les principaux caractères de la sainteté viennent se réunir et se grouper autour d'elle. Car l'amour est une meilleure sauvegarde contre le péché que la crainte, et la tendresse rend notre retour à Dieu plus complet et plus facile. Elle a un attrait spécial pour Jésus, dont elle est l'es- prit, et qui ne veut pas se laisser vaincre sur le terrain de sa propre douceur. Sans tendresse, point de progrès; et tandis qu'elle rend le devoir plus aisé et, par conséquent, l'accomplissement du devoir plus par- fait, elle répand en nous les instincts essentiels du christianisme, tels que l'amour des souffrances, la patience dans les épreuves, et le désir des humiliations. De plus, elle transforme la douleur que cause le péché en une componction qui est plus précieuse pour l'âme pénitente qu'aucun autre don. Examinez les phénomènes de l'Incarnation, quels sont-ils? L'impuissance des souffrances qui n'étaient ni nécessaires, ni obligatoires, des sacrifices, des abaissements, des luttes in- fructueuses et sans cesse renouvelées, un abandon complet de ses droits, une grande indifférence pour le succès, et une Passion qui arrache des larmes. Et quelle peut être notre réponse à toutes ces choses, sinon la disposition qui est exprimée par ce mot de tendresse?
La sainte enfance de Jésus nous prêche la tendresse; la tendresse est partout, dans la Passion, dans le Saint-Sacrement, dans le Sacré-Cœur. Mais jetez les yeux sur la vie de Jésus parmi les hommes, et vous verrez plus clairement ce que c'est que cette tendresse. D'abord la tendresse était répandue sur toute la personne intérieure de Notre-Seigneur. Le récit du Dimanche des Rameaux en est un exemple. Voyez ensuite la manière dont il traitait ses disciples, les pécheurs, et ceux que l'affliction ou le chagrin jetait sur son chemin. Il n'éteignait pas la lampe mourante, il n'écrasait pas le roseau brisé. Tel était le véritable portrait du Sauveur. Il Y avait de la tendresse jusque dans ses regards, comme lorsqu'il regarda un jeune homme et se prit à l'aimer; saint Pierre fut aussi converti par un regard. Toutes ses paroles étaient pleines de tendresse. Le ton de ses paraboles, ses sermons, d'où la terreur est bannie, enfin l'abîme de pardons qu'ouvrent ses enseignements, tout le prouve. Il ne mettait pas moins de tendresse en répondant aux questions, comme en ce jour où il fut accusé d'être possédé du démon, et lorsqu'il fut frappé au visage. Il n'est pas jusqu'à ses reproches qui ne respirassent la tendresse, témoin la femme adultère, Jacques et Jean, et la Samaritaine, et Judas. Son zèle n'était pas moins tendre, lorsqu'il reprenait les deux frères qui auraient voulu faire des- cendre le feu du ciel sur un village de Samarie, et lors- que, saisi d'une divine indignation, il purifia le temple des voleurs qui le déshonoraient.
Maintenant, si Notre-Seigneur est notre modèle, si son esprit est le nôtre, la tendresse chrétienne doit naturellement faire une profonde impression sur notre vie spirituelle; et, pour parler proprement. en constituer le principal caractère. Sans tendresse, nous ne posséderons jamais cet esprit de générosité avec lequel nous devons servir Dieu. Elle est aussi nécessaire à notre vie intérieure et à nos rapports avec Dieu qu'à notre vie extérieure et à nos rapports avec les autres hommes; or, il Y a un don du Saint-Esprit, la piété, qui a pour objet spécial de conférer cette tendresse.
Conclusion
Si donc les obstacles secrets dont vous vous plaignez affectent votre vie intérieure, et qu'ils proviennent de quelque chose de défectueux dans vos sentiments et dans vos exercices de piété, pratiquez ces trois dévotions envers la sainte Vierge, envers la sainte humanité de Jésus, envers Dieu considéré comme notre Père, et de grands résultats ne tarderont pas à apparaître. Quand tout ira bien sous ce triple rapport, vos voiles cesseront de pendre immobiles le long du mat.