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DU DISCERNEMENT JUDICIEUX
95. Ainsi comme ce sont nos yeux qui éclairent tous les membres de notre corps, nous pouvons de même assurer que c'est la discrétion qui est la lumière de toutes les vertus que nous devons pratiquer. C’est pourquoi un cerf pressé par la soif ne cherche pas avec plus d'ardeur les eaux rafraîchissantes d'une fontaine, que les âmes vraiment religieuses ne cherchent à connaître et à comprendre quelle est la Volonté du Seigneur sur elles, et surtout à discerner, non seulement les choses qui lui seraient directement contraires ou directement conformes, mais encore celles qui lui seraient contraires sous un rapport et conformes sous un autre. Or nous aurions beaucoup à dire surtout cela; mais la matière n'est pas facile. En effet il nous faudrait examiner ce que nous avons à faire sans retard et avec promptitude, d'après ces paroles de l'Écriture : Ne différez pas d'un jour à un autre, ni d'un moment à un autre, (Si 5,7-8), et ce que nous ne devons faire qu'avec retenue, sagesse et réflexion, ainsi que nous en avertit Salomon : La guerre, nous dit-il, ne doit s'entreprendre qu'après qu'on a pris les précautions nécessaires et qu'on a tout disposé; (Pro 24,6) et saint Paul, en nous disant que tout doit être fait avec décence et selon l'ordre. (1 Cor 14,40). Mais il n'est pas donné à tous; non, il n'est pas donné à tous de discerner sur-le-champ et avec clarté les choses dont le discernement est très difficile; car David, qui était rempli de l'esprit de Dieu et qui, par son inspiration, nous a dit tant et de si belles choses, ne cessait dans ses ferventes prières de lui demander ce don précieux de discernement : Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre sainte Volonté, car vous êtes mon Dieu; et ailleurs : Conduisez-moi, ô mon Dieu, dans la voie de votre Vérité, et instruisez-moi, parce que vous êtes mon Dieu et mon Sauveur; (Ps 142,10) et encore: Faites-moi connaître la voie par laquelle je dois marcher, parce que j'ai élevé mon âme vers vous. (Ps 142,8). 96. Tous ceux qui sont animés du désir sincère de connaître quelle est la volonté de Dieu sur eux, sont d'abord, obligés d'immoler leur propre volonté, de renoncer généreusement à eux-mêmes et de prier avec une foi vive et ardente et une grande simplicité; ensuite, de consulter avec humilité et confiance leur supérieur et même leurs frères, et de recevoir leurs avis et leurs conseils, comme de la Bouche de Dieu même, quoiqu'ils les trouvent contraires à la fin qu'ils se proposaient, et que, ceux qui les leur donnent, ne soient pas fort versés dans les choses spirituelles; car Dieu est trop juste et trop bon pour permettre jamais que des âmes qui, dans un esprit de foi, d'humilité et de simplicité, se sont soumises aux conseils et à la direction des autres, se trouvent trompées et s'égarent. En effet quelque dépourvues de lumière et de prudence que puissent être les personnes que l'on consulte dans d'aussi bonnes dispositions et avec des vues si pures et si saintes, Dieu certainement parlera par leur bouche. J'avoue que poursuivre cette règle, il faut être rempli d'humilité; mais, après tout, si David sur sa harpe a pu découvrir et connaître les choses qu'il avait à proposer, combien plus pensez-vous qu'une âme douée de raison et d'intelligence doive l'emporter sur les cordes d'un instrument ! 97. Il en est un assez grand nombre qui se refusent d'user de ce moyen sûr et facile, parce qu'ils ont une secrète complaisance et une confiance présomptueuse en leurs propres lumières. Aussi les voyez-vous, pour connaître la Volonté de Dieu, employer mille moyens différents qui ne sont que de pures inventions et de vaines opinions. 98. Mais il en est d'autres qui, désirant sincèrement savoir quelle est la Volonté de Dieu sur eux, renoncent à toute affection pour eux-mêmes, se tournent humblement vers le Seigneur par des prières très ferventes, Lui offrent et Lui sacrifient leurs pensées et leurs projets, Lui soumettent entièrement leur esprit et leurs lumières, et se dépouillent parfaitement de leur propre volonté, qui tantôt les portait à prendre un parti, tantôt les engageait à en prendre un autre : or ayant ainsi persévéré quelque temps dans ces heureuses dispositions, ils ont enfin connu ce que Dieu leur demandait et exigeait d'eux, soit qu'ils l'aient appris par le ministère d'un esprit envoyé de la part du Seigneur, soit qu'ils l'aient connu, parce que Dieu Lui-même a effacé dans leur esprit les raisons qui appuyaient ou qui détruisaient le parti qu'ils avaient à prendre. 99. Il en est encore d'autres qui, d'après les troubles et les agitations auxquels ils ont été exposés, ont pris leur décision, et ont jugé ensuite, qu'elle était conforme à la Volonté de Dieu, fondés sur ces paroles de lApôtre : Nous avons voulu plusieurs fois vous aller visiter, mais Satan nous en a empêchés. (1 Thes 2,18). 100. D'autres, au contraire, ont conclu que ce qu'ils avaient résolu de faire, était agréable à Dieu, parce qu'ils avaient été secourus de sa grâce pour l'exécuter; et pour se tranquilliser, ils ont pensé à cette sentence : Dieu vient à aide à celui qui se propose de bien faire. (cf. Rom 8,28). 101. Celui donc qui a le bonheur de posséder Dieu dans son cœur, reçoit de Lui et sans retard, par le moyen des lumières abondantes qu'il lui communique, l'assurance que ce qu'il fait est conforme à sa sainte Volonté, soit qu'il ait pris sa détermination sur des choses qui étaient urgentes, soit qu'il l'ait prise sur des choses qui pouvaient être différées. 102. Demeurer longtemps indécis et irrésolu sur le parti qu’on doit prendre, n'est ordinairement pas une marque qu'on est éclairé de Dieu, mais bien plutôt qu'on est esclave de la vaine gloire. 103. Dieu n’est pas injuste, ceux donc qui frappent avec humilité à la porte de ses Miséricordes, ne sont ni rebutés ni rejetés. 104. Il est essentiel pour nous de bien considérer devant Dieu la fin que nous nous proposons dans les choses qu'il nous faut faire de suite, et dans celles que nous pouvons différer; car tout ce que nous faisons avec une intention droite et pure, pourvu que ce soit une chose bonne en elle-même, si nous le faisons vraiment et uniquement pour Dieu, et jamais pour une autre fin, quand même ce ne serait pas d'une sainteté parfaite, Dieu nous en tiendra compte, n'en doutons pas. Mais nous ne serons pas sans courir des dangers, si nous avons l’imprudence de vouloir faire ce qui est au dessus de nos forces. 105. Les jugements de Dieu sur nous sont inexplicables et incompréhensibles; et souvent, par une disposition particulière de sa Providence, Il ne nous fait pas connaître ce qu'il désirerait que nous fissions, parce qu'Il prévoit avec certitude que, bien que nous le sussions, nous ne le ferions pas, et que cette connaissance serait pour nous un funeste titre à des châtiments plus sévères. 106. Un cœur droit dans la diversité des choses qu’il doit faire, se préserve de toute curiosité et marche avec sûreté dans les voies de l'innocence. 107. Il est des âmes généreuses qui, par l'amour ardent dont elles brûlent pour Dieu, vivant toujours dans la pratique d'une humilité profonde, font des efforts extraordinaires pour faire des actions qui sont au dessus de leurs forces; mais il est aussi des âmes orgueilleuses qui en agissent de même. Remarquez donc que le but et la fin ordinaires que dans ces circonstances se proposent les démons, nos cruels et impitoyables ennemis, c'est de nous engager à faire ce que nous ne pouvons pas, afin de nous faire omettre ce que nous pouvons, de nous en faire perdre le mérite et la récompense, et de nous exposer à leurs propres railleries. 108. J'en ai vu qui, à raison de la faiblesse de leur âme et de leur corps, avaient entrepris de pratiquer des austérités au dessus de leurs forces, dans la vue d'expier les fautes nombreuses qu'elles avaient à se reprocher; mais je fus obligé de leur faire comprendre que Dieu ne juge pas tant du mérite et de la valeur de nos travaux et de notre pénitence par la grandeur de nos austérités, que par la mesure et la sincérité de notre humilité. 109. Tantôt c'est la mauvaise éducation qu'on a reçue, tantôt c'est la fréquentation qu'on entretient avec les pécheurs qui précipitent dans l'abîme; mais souvent la seule perversité du cœur est capable de nous perdre. Celui qui vit dans la solitude, est ordinairement à l'abri des deux premières causes qui font tomber dans le péché, peut-être même de la dernière; mais celui qui est pervers en lui-même et dont le cœur est gâté, est partout et toujours vicieux; le ciel même ne le mettrait pas en sûreté. 110. Après avoir une ou deux fois répondu avec douceur et charité, à ceux qui nous attaquent, abandonnons-les, que ces gens soient des hérétiques, ou qu'ils soient des païens. Si cependant nous apercevons que ce n'est point dans de mauvaises intentions, mais dans le désir de s'instruire, ne nous lassons pas de leur donner les instructions saintes et salutaires qu'ils nous demandent; n'entrons en dispute avec eux et ne leur donnons des instructions que dans l'intention de nous fortifier nous-mêmes dans la foi et dans la piété. 111. Celui qui, entendant raconter les belles actions que les Saints ont pratiquées, parce qu'elles surpassent les forces de la nature, se laisse aller à l'abattement et au désespoir, est un homme sans jugement et sans raison; car elles nous sont utiles, et même très utiles, sous deux rapports : elles nous excitent à faire tous nos efforts pour marcher sur les traces de ces âmes saintes et généreuses, elles nous portent par l'humilité à nous connaître nous-mêmes et à nous faire sentir notre misérable faiblesse. 112. Parmi les démons il y en a qui sont plus méchants les uns que les autres; mais ceux-là sont incontestablement les plus méchants, lesquels nous encouragent, non seulement à pécher, mais à nous adjoindre des complices de nos prévarications, afin d'attirer sur nous des châtiments plus redoutables. J'ai rencontré dans ma vie un homme qui, par ses exemples et ses leçons funestes, en avait engagé un autre dans une très mauvaise habitude. Or celui qui avait été la cause de la ruine spirituelle de son frère, rentra en lui-même, cessa de pécher et commença une pénitence sévère; mais cette pénitence, fut sans fruit et sans utilité, à cause des péchés que commettait sans cesse celui qui avait été séduit. 113. La malice du démon est variée presqu'à l'infini; elle est grande et bien difficile à connaître, et bien peu de personnes peuvent la pénétrer; j'oserais même dire qu'elle n'est jamais entièrement connue. En effet d'où peut-il arriver qu'en vivant dans les délices, et en nous livrant aux excès de l'intempérance, nous observons les veilles commandées, comme si nous suivions les lois de la plus exacte sobriété et de la plus rigoureuse abstinence ? D'où vient-il encore qu'en jeûnant et en pratiquant les plus grandes austérités, nous nous trouvons accablés de sommeil ? comment se fait-il qu'en gardant le silence parfait de la solitude, nous sentons notre cœur dur et insensible, et que, lorsque dans la compagnie de nos frères nous nous livrons à la dissipation, nous éprouvons les sentiments de la plus ardente componction ? Comprenez-vous pourquoi des songes importuns nous fatiguent la nuit, quand même nous souffrons la faim et la soif, et que nous en soyons délivrés, lorsque nous sommes bien rassasiés ? Enfin pourrez-vous m'expliquer comment il arrive que, dans le sein même de la pauvreté et de la tempérance, notre esprit soit enveloppé de ténèbres et notre cœur frappé d'insensibilité, tandis qu'au milieu de l'abondance, et des excès même dans le vice, nous soyons spirituels, portés aux larmes et à la pénitence ? Or dans toutes ces choses si différentes, que celui qui a reçu du Seigneur les lumières capables de lui en faire connaître les raisons cachées, daigne nous en faire part; car pour moi, j'avoue franchement ici mon ignorance. Je dois néanmoins dire que ces vicissitudes et ces changements si extraordinaires ne viennent pas toujours de la malice des démons, mais quelquefois du mélange et de l'alliance de la chair avec le sang, lesquels forment autour de nous un embonpoint dangereux et trompeur qui jette, je ne sais trop comment, notre esprit dans d'épaisses ténèbres. 114. Pour savoir par quel principe ces effets contraires ont lieu, chose qu'il est très difficile de savoir, nous n'avons pas d'autre moyen que de nous adresser à Dieu par des prières sincères et faites avec une grande humilité, et si, après avoir employé les humbles supplications, nous éprouvons toujours les mêmes troubles et les mêmes agitations, cessons de les attribuer au démon et ne les regardons plus que comme des effets de la nature. Mais ne manquons pas ici d'observer que souvent la divine Providence arrange tellement les choses que ce que nous croyons être contraire à nos intérêts éternels, leur est très favorable, et qu'elle veut par tous les moyens abattre notre orgueil et notre vanité. 115. Les jugements de Dieu sont un abîme impénétrable. Ceux qui ont prétendu les sonder, ne l'ont fait que par une curiosité et un orgueil insupportables. 116. Quelqu'un ayant un jour demandé à un homme fort expérimenté dans les voies de Dieu, pourquoi le Seigneur, qui prévoit d'une science infaillible les fautes de certaines personnes, ne laisse pas néanmoins de favoriser ces personnes des dons les plus rares et les plus précieux, et même de la vertu de faire des miracles : C'est, lui répondit-il, afin de rendre les autres hommes plus sages et plus vigilants, de nous faire connaître la liberté dont jouit notre volonté, et de rendre inexcusables au jugement dernier ceux qui seront tombés dans le péché, après avoir reçu des faveurs si extraordinaires. 117. La loi, à cause de ses imperfections, se contentait de dire aux hommes : Veille sur toi-même, (Dt 4,9); mais notre Seigneur, l'auteur et le consommateur de la loi, ne nous charge pas seulement de veiller sur nous, mais encore de corriger nos frères, selon ces paroles : Si ton frère tombe dans quelque faute, et la suite (Mt 18,15) Or, si votre correction est assaisonnée de sincérité et de modestie, si c'est un avis charitable que vous donnez, plutôt qu'un reproche amer que vous faites, vous accomplirez avec exactitude la Volonté du Seigneur, en remplissant ce devoir de charité, surtout à l'égard de ceux qui recevront bien vos avertissements et vos remontrances; et si vous ne vous croyez pas assez parfait, et qu'en effet vous ne le soyez pas, pour donner des leçons aux autres, faites du moins ce que la loi vous commande. 118. Si vous voyez vos meilleurs amis devenir vos plus cruels ennemis, ne vous en étonnez pas du tout; mais rappelez-vous que les démons se servent de la perfidie et de l'inconstance de ces sortes de gens, comme des instruments nécessaires pour faire la guerre aux hommes, et principalement à ceux qu'ils haïssent d'une manière toute spéciale. 119. La chose qui doit vous frapper d'un étonnement extraordinaire, c'est de voir Dieu, qui peut tout, nous aider de sa grâce, les anges et les saints nous secourir de leur protection dans la pratique de la vertu; et le démon, qui ne nous peut rien, être tout seul pour nous engager dans le vice, et cependant nous laisser entraîner plus facilement au mal qu'au bien. Mais ici je ne peux ni ne veux approfondir cela. 120. Si donc toutes les créatures sont disposées et arrangées conformément à leur nature, comment se fait-il, s'écrie ici notre grand saint Grégoire, que moi qui suis l’image de Dieu, sois mêlé avec de la boue et formé, en quelque sorte, de cette ignoble matière ? S'il est certain qu'un être qui ne se trouve pas dans l'état convenable à la nature, fait tous ses efforts pour y arriver, quels soins ne devons-nous pas prendre et quelles violences ne devons-nous pas nous faire pour nous élever jusqu'à Dieu, qui est notre centre, et mériter de nous asseoir sur le trône éternel que nous a préparé sa Tendresse. Que personne donc,ne s'excuse sur la difficulté de monter si haut ! car la voie qui nous y mène et la porte qui nous y introduit, sont ouvertes à tout le monde. 121. L'exemple et le récit des actions admirables que nos pères ont faites pour y parvenir, doivent nous toucher et nos animer d'une généreuse émulation. 122. La doctrine céleste dont nous nourrissons nos âmes, est une lumière capable de dissiper les ténèbres qui pourraient nous dérober la vue du chemin qui y conduit, de nous y ramener, lorsque nous avons eu le malheur de le quitter, et de nous éclairer sans cesse au milieu même de l'obscurité. Celui qui possède le don de discernement, sait trouver la santé dont il a besoin, et guérir parfaitement son âme de ses maladies. 123. On a coutume d'admirer dans les autres les plus petites choses, pour deux raisons principales : par une grande ignorance, ou par une profonde humilité afin de faire connaître et de relever leurs belles actions. 124. Employons toutes nos forces, je ne dis pas pour nous défendre seulement de nos ennemis spirituels, mais pour les attaquer et leur faire une guerre ouverte : car celui qui se contente de résister aux démons, tantôt les blesse et tantôt en est blessé; au lieu que celui qui leur fait une guerre ouverte, les poursuit à toute outrance. 125. N'oublions pas que nous faisons autant de blessures au démon, nous remportons de victoires sur nos mauvais penchants, et qu'en agissant toujours comme si nous étions exposés à leur violence, nous usons d'une pieuse ruse qui déconcerte notre ennemi et nous rend invincibles. Un jour un frère craignant Dieu avait été très ignominieusement traité; cependant il n'en ressentit ni trouble ni émotion, et s'offrit tout entier au Seigneur dans le secret de son cœur. N'importe, il se mit à pleurer et à se plaindre des outrages qu'il avait reçus, or par cette démonstration il cacha la parfaite tranquillité dont il jouissait au fond de son âme. Un autre moine qui se jugeait réellement indigne d'avoir une des premières places dans la communauté, feignit néanmoins de la désirer avec ardeur. Oserai-je ajouter que j'en ai vu un autre, dont la pureté et la chasteté n'étaient pas suspectes, lequel entra dans un mauvais lieu, comme s'il eût eu l'intention d'offenser Dieu, et en retira une misérable créature à qui il fit embrasser la vie religieuse. Un solitaire, à qui un autre solitaire avait de grand matin apporté un très beau raisin, mangea ce raisin avec une avidité étonnante, mais sans goût et sans appétit : or il en agit de la sorte pour faire croire aux démons qu'il était un homme immortifié. Un autre, ayant perdu quelques dattes, fit semblant tout un jour d'être sensible à cette perte. Mais ceux qui veulent employer ces moyens pour faire la guerre au démon, doivent user d'une grande circonspection et d'une rare prudence; car ils ont à craindre qu'en voulant se jouer de lui, ils ne deviennent eux-mêmes ses jouets, et certainement ces personnes doivent être placées parmi celles dont parle l'apôtre lorsqu'il dit : On les considère comme des séducteurs et des trompeurs, tandis qu'ils ne sont que des amis sincères de la vérité. (cf. 2 Cor 6,8). 126. Si quelqu'un pense et désire offrir à Dieu un corps chaste et Lui présenter un cœur pur, qu'il s'applique à pratiquer la patience et la douceur, la tempérance et la mortification; car sans ces vertus, ses peines et ses travaux ne lui serviront pas de grand chose. 127. Le soleil de l’intelligence répand dans notre âme des lumières plus ou moins abondantes et plus ou moins vives, afin qu'elle distingue les objets spirituels, comme nos yeux distinguent les objets matériels. En effet, tantôt il nous éclaire par les larmes de la pénitence, qu'il fait répandre aux yeux de notre corps, tantôt par les gémissements intérieurs qu'il fait pousser à notre cœur; ici c'est par une sainte joie que la parole de Dieu excite dans notre âme, qu'il répand en nous sa lumière bienfaisante, là c'est par le repos et l’obéissance. Mais outre ces différentes manières il en est une autre toute particulière, secrète et inexplicable : c'est lorsqu'une âme, par un céleste ravissement, est mise en la présence du Christ. 128. Nous devons considérer les vertus sous deux rapports et comme filles, et comme mères. Or tous ceux qui sont doués de sagesse et de prudence, font tous leurs efforts pour acquérir et pour conserver les vertus-mères, et, c'est Dieu même qui, par la toute-Puissance de son Esprit, nous fait connaître les vertus. Quant aux vertus-filles, nous manquerons pas de maîtres pour nous les apprendre. 129. Nous devons encore bien prendre garde de remplacer par les douceurs du sommeil les délices dont nous nous privons en jeûnant et en nous mortifiant. Nous conduire de la sorte, ce serait nous conduire comme des insensés, et la conduite contraire est une preuve de sagesse. 130. J'ai rencontré quelques serviteurs de Dieu, qui pour quelques raisons, s’étaient un peu relâchés de leur mortification dans les repas; mais ils avaient pris la généreuse résolution de passer les nuits dans les veilles et sans prendre du repos même en s'asseyant. Or par ce moyen ils se punirent si bien de leur intempérance, qu'ils s'abstinrent ensuite de tout excès dans le manger, non seulement avec facilité mais encore avec une joie et un contentement délicieux. 131. Le démon de l'avarice fait souvent une guerre cruelle à ceux qui n’ont rien. Il ne cesse de les poursuivre. Si, pour eux-mêmes, il ne peut pas leur faire abandonner la pauvreté, il cherche à les en détourner, en leur inspirant des sentiments de commisération en faveur des indigents. C'est par cette tentation délicate et parce prétexte spécieux, que plusieurs personnes heureusement délivrées de toute affection pour les choses de la terre auxquelles elles avaient renoncé, se sont rengagées misérablement dans les affaires tumultueuses du siècle. 132. La vue de nos fautes nous inspire-t-elle la pensée de désespoir, hâtons-nous de considérer l'ordre que le Seigneur donna autrefois à Pierre : Il commanda de pardonner jusqu'à soixante-dix-sept fois à celui qui l'aurait offensé (cf. Mt 18,22). Or celui qui a fait ce précepte à son apôtre, nous a pardonné et nous pardonnera certainement bien plus souvent. Si, au contraire, c'est le souvenir et la pensée de nos bonnes œuvres qui nous enflent le cœur et nous suggèrent des sentiments d'orgueil, opposons à cette tentation cette parole : Celui qui aura accompli toute la loi spirituelle, et qui aura manqué à un seul point, par exemple, en se laissant aller à la vanité, sera puni comme s'il avait manqué à tous (cf. Jac 2,10). 133. Il arrive que les démons aussi méchants qu'ils sont envieux ne se retirent d'auprès des âmes saintes qu'afin qu'en cessant de leur faire la guerre, ils les privent des occasions de remporter sur eux de nouvelles victoires, et d’augmenter leurs mérites et leur trésor. 134. Personne ne doute que ceux qui sont pacifiques ne méritent d'être appelés heureux; et cependant j'ai vu des gens à qui l'on donnait ce titre, bien qu'ils eussent mis la désunion et la discorde parmi leurs frères ! En effet il y avait deux hommes qui s'aimaient l'un l'autre d'un amour criminel : un père des plus vertueux et des plus éclairés, essaya de les faire séparer, en leur inspirant une aversion mutuelle. Il y réussit, en disant à l'un que son ami avait très mal parlé de lui, et en en faisant autant par rapport à l'autre. C’est ainsi que la sagesse et la prudence de ce bon père déjouèrent la malice et les rusée du démon, et que, par une espèce de haine qu'il leur suggéra, il vint à bout de chasser l'amour impur du cœur de ces malheureux. 135. Il est des personnes qui pour être fidèles à certains points de la loi, semblent en violer d'autres : c'est ainsi que j'ai remarqué des jeunes gens qui s'aimaient beaucoup, mais d'une affection pure et chaste, lesquels, afin de ne pas donner du scandale à leurs frères et ne point blesser leur conscience, ne laissaient pas d'interrompre le commerce de leur sainte amitié. 136. Autant le mariage diffère à l’enterrement ainsi l'orgueil est contraire au désespoir, encore que ces deux vices, par la malice des démons, se trouvent que quelquefois réunis dans la même personne. 137. Il y a des esprits impurs qui, à notre entrée en religion, s'empressent de nous interpréter eux-mêmes les saintes Écritures; c'est surtout ce qu'ils ont coutume de faire à l'égard de ceux qui sont esclaves de la vaine gloire, et plus encore, à l'égard de ceux qui, dans le monde, ont fait profession d'étudier les sciences humaines et de vivre selon la prudence du siècle. Le dessein des démons, en se conduisant ainsi vis-à-vis de ces personnes, c'est de les faire tomber dans quelque hérésie, ou de leur faire proférer des blasphèmes. Or dans des circonstances le trouble intérieur de notre âme, une joie indiscrète et immodérée de notre cœur nous feront connaître que ces interprétations nous viennent du démon, et qu'elles ne peuvent pas nous expliquer les paroles sacrées, mais les obscurcir et les profaner. 138. Il est certaines créatures dont Dieu a réglé l'ordre et le principe; il en est d'autres dont Dieu a pareillement ordonné et réglé le terme et la fin; mais la vertu a une fin qui est sans fin, selon le psalmiste : J'ai vu la fin des choses les plus parfaites; mais votre commandement, ô mon Dieu, est d'une étendue infinie. (Ps 118,96). Or, s'il est des personnes capables de passer des exercices de la vie active aux vertus et au saint repos de la vie contemplative; s'il est des cœurs sur lesquels agisse la charité, et que le Seigneur, selon la pensée du prophète-roi, garde votre entrée, qui est la crainte de ses jugements, et votre sortie qui est votre amour pour sa bonté n'est-il pas évident que cet amour de Dieu est sans bornes et sans fin, puisque nous pouvons toujours y faire de nouveaux progrès, soit en ce monde, soit dans l'autre où nos lumières recevront sans cesse des accroissements ? et bien que ce que je vais dire, paraisse un paradoxe à plusieurs, je n'hésiterai pas, mon bienheureux père, de tirer cette conséquence de tout ce que je viens de dire, je prononce donc que les esprits célestes ne demeurent pas, dans le même état et que leur gloire et leurs connaissances croissent toujours. 139. Ne soyez point étonné si les démons nous inspirent d'abord quelques bonnes pensées, et qu'ensuite ils les combattent en nous d'une certaine manière; car ils veulent par là nous faire entendre qu'ils connaissent parfaitement ce qu'il y a de plus caché dans notre cœur. 140. Soyez prudent et discret dans les censures et les jugements que vous ferez sur les personnes qui donnent aux autres de nombreuses, belles et sublimes leçons, et qui les mettent elles-mêmes fort peu en pratique; car il pourra se faire que les avantages qu'elles procureront à leurs frères, remplacent les bonnes œuvres qu'elles ne font pas. Ce n'est point, en effet, au même degré ni de la même manière que nous acquérons et que nous possédons les biens de l'âme, puisqu'il y en a qui excellent plus dans la parole que dans l'action, et que dans d'autres, c'est le contraire. 142. Dieu n'est ni l'auteur, ni le créateur du mal; ils se trompent, ceux qui prétendent que certaines passions sont naturelles à l'âme, ignorant que nous avons changé en passions les qualités constitutives de notre nature. Par exemple, la nature nous donne le sperme pour la procréation; mais nous l'avons perverti l'employant à la luxure. La nature a mis en nous la colère contre le serpent, mais nous nous en servons contre notre prochain. La nature nous anime de zèle pour l'émulation dans la vertu, mais c'est pour le mal que nous en usons. Il y a dans l'âme, du fait de la nature, le désir de la gloire, mais de celle d'en-haut. Il nous est naturel d'être arrogant, mais contre les démons. La joie aussi nous est naturelle, mais à cause du Seigneur et du bien qui arrive à notre prochain. La nature nous a aussi donné le ressentiment, mais contre les ennemis de l'âme. Nous avons reçu le désir d'une nourriture agréable, mais non des excès de table. 142. Une âme généreuse excite les démons contre elle. Mais quand les combats augmentent, les couronnes se multiplient. Celui qui n'a jamais été frappé par l'ennemi ne sera certainement jamais couronné. Au contraire, celui qui ne se laisse pas abattre malgré les chutes qui lui adviennent, sera glorifié par les anges comme bon combattant. 143. Celui qui est demeuré trois jours dans le tombeau, est ressuscité pour ne plus mourir : c'est pourquoi celui qui, en trois heures différentes, aura vaincu les tentations, ne sera point exposé à mourir. 144. Si Dieu, afin de nous instruire et de nous corriger, permet que le Soleil de justice, pour me servir des expressions de David, après s'être levé dans notre âme, connaisse le moment où il doit se coucher et disparaître, et lui cause par son absence de profondes ténèbres et une nuit obscure, et si, pendant cette nuit désolante, lés lions furieux et les autres bêtes féroces, c'est-à-dire nos passions, reviennent sur nous, quoique nous les eussions d'abord terrassées et vaincues, font de nouveaux efforts pour nous enlever la belle espérance que nous avions de la victoire, et pour nous souiller en nous faisant consentir à de mauvaises pensées, et commettre des actions criminelles; si enfin notre humilité profonde fait de nouveau lever sur nous le soleil de lumière, et que toutes ces bêtes sauvages se rassemblent pour se retirer dans leurs tanières, au dans les cœurs de ces misérables qui ne se plaisent que dans les voluptés sensuelles, et ne plus nous inquiéter, alors les démons seront obligés d'avouer, mais à leur honte, que le Seigneur a fait de cc grandes choses en notre faveur (Ps 103,20-23), et qu'il nous a donne une preuve sensible de sa Bonté et de sa Bienveillance; pour nous, nous pourrons leur répondre : Oui certainement le Seigneur a fait de grandes choses, et nous en sommes inondés de joie (Ps 125,2-3). Quant à vous qui aurez souffert cette terrible épreuve de la part des démons, vous pourrez dire : Voici que le Seigneur montera sur une nuée légère, c'est-à-dire sur votre âme élevée au dessus de toutes les affections terrestres, et entrera dans l'Égypte, c'est-à-dire dans un cœur rempli naguère de ténèbres épaisses, entassées par les vents impétueux des passions, et toutes les idoles des Égyptiens sont tombées devant sa Face, je veux dire toutes les mauvaises pensées se sont dissipées. (cf. Is 19,1) 145. Si le Christ n'a pas hésité de prendre la fuite en la présence d'Hérode, n’était-ce pas pour nous apprendre que les téméraires et les imprudents ne doivent pas se jeter d'eux-mêmes au milieu des dangers ? En effet en s'exposant témérairement, ils se rendent indignes que le Seigneur veille sur eux pour empêcher que leurs pieds ne soient ébranlés par les efforts de leurs ennemis, et méritent que celui qui est chargé de prendre soin d'eux, s'endorme et s'assoupisse (cf. Ps 120,3). 146. L'orgueil se mêle avec la magnanimité, à peu près comme le liseron, qui ressemble assez au lierre, s'entrelace avec le cyprès. Veillons donc sur nous avec le plus grand soin, et ne négligeons rien pour ne laisser entrer dans notre esprit aucune pensée, quelque légère qu'elle nous paraisse, qui soit capable de nous faire croire que nous possédons la moindre vertu, et que nous ayons fait une seule bonne œuvre de quelque valeur. Or, lorsque nous éprouverons cette tentation, examinons sérieusement et très attentivement les propriétés et les marques du bien et de la bonne œuvre que nous croyons avoir faite : cet examen ne manquera pas, sans doute, de nous convaincre que nous sommes entièrement dénués de tout bien et de toute vertu. Cherchez exactement et découvrez quelles sont les passions qui tyrannisent le plus votre cœur; car cette découverte vous en fera connaître un grand nombre d'autres que vous ignorez. 147. Or nous les ignorons, précisément parce que nous sommes sous leur funeste domination, qu'elles nous ont déjà réduits à une déplorable faiblesse, et qu'elles ont poussé dans notre cœur des racines profondes. 148. Dans les choses qui surpassent absolument nos forces Dieu se contente de la bonne volonté où nous sommes de les faire; mais il n'en est pas de même dans celles qui nous sont possibles; sa Bonté exige impérieusement que nous les fassions. Il est vraiment grand devant Dieu, celui qui fait tout le bien qu'il peut; mais il est encore plus grand à ses yeux, celui qui, dans les sentiments d'une humilité sincère, s'efforce de faire plus qu'il ne peut. 149. Néanmoins nous devons ici nous défier des démons, car souvent ils nous détournent des choses faciles que nous sommes obligés de faire, pour nous porter à des choses plus grandes et plus difficiles. 150. Je vois dans la sainte Écriture que Dieu donne des louanges au saint patriarche Joseph, non pas d'avoir préservé son cœur de toute affection déréglée, mais avoir fui l'occasion de pécher. Or c'est à nous de voir dans quelles circonstances et combien de foi nous avons, nous-mêmes, mérité la récompense réservée à ceux qui fuient l'occasion du péché. Il est une grande différence entre éviter, jusqu'à l’ombre du péché, et courir après le Soleil de Justice. 151. Quiconque a le malheur de vivre au milieu des ténèbres de ses passions, est terriblement exposé à broncher. Or ces bronchades et les chutes qu'elles lui occasionneront, finiront par lui donner la mort. C'est ordinairement en buvant de l'eau que les personnes qui ont pris trop de vin, recouvrent l'usage de la raison qu'elles avaient perdu par de honteux excès; mais c'est par les larmes sincères de la pénitence que ceux à qui les vapeurs empoisonnées des passions ont fait perdre les lumières précieuses de la grâce, peuvent les recouvrer et sortir de cet état lamentable. 152. Se laisser aller à des fautes contre la continence, se livrer à la dissipation, et se plaire dans les ténèbres, sont trois choses qui ont une grande différence entre elles. L'abstinence, la mortification et les jeûnes peuvent nous purifier des péchés que nous avons commis contre la chasteté; la solitude et la retraite sont capables de nous guérir de la dissipation; une exacte obéissance et une humble soumission sont très propres à nous faire haïr les ténèbres et à nous en faire sortir; mais surtout ce sera, la grâce de Celui qui s'est rendu obéissant pour nous, laquelle pourra nous délivrer de tous ces maux. 153. Nous pouvons encore ici nous servir de l'exemple de deux sortes d'ouvriers qui travaillent à nettoyer et à préparer les étoffes nécessaires pour faire des habits, afin de nous faire comprendre qu'il y a deux sortes de manières dont doivent se servir ceux qui désirent ardemment se préparer à mériter et à recevoir les dons célestes. C'est pourquoi nous appellerons les monastères des fouleries, parce que dans ces maisons les âmes sont en quelque sorte foulées et purifiées de leurs souillures, se débarrassent de la rouille des passions, et quittent leur difformité; nous nommerons lieux où l'on donne la couleur aux laines lavées et purifiées, la solitude des anachorètes et les cellules des religieux, parce que c’est là que les personnes qui dans les communautés se sont lavées des taches que l'incontinence, le souvenir des injures, les mouvements de colère avaient imprimées sur leur âme, mettent la dernière perfection à leur sanctification. 154. Il y en a qui disent que les rechutes dans le péché ont coutume d’arriver, parce qu'on n'a pas fait une pénitence convenable de ses péchés et proportionnée à la grandeur et au nombre des fautes qu'on avait commises. Mais peut-on dire qu'ils ont fait une véritable pénitence, tous ceux qui ne font plus de rechutes ? 155. Voici ce que j'ose dire ici : Les personnes qui font des rechutes dans le péché, c'est d'un côté, parce qu'elles ont trop et trop tôt oublié les fautes qu'elles avaient faites; c'est d'un autre côté, parce que leur paresse et leur lâcheté les ont portées à croire Dieu trop bon et trop miséricordieux; c'est enfin, parce qu'elles ont désespéré de vaincre leurs passions et de résister à leurs mauvais penchants; et je ne sais si quelqu'un ne me blâmera pas d'oser ajouter que quelques-uns de ceux qui retombent dans le péché, ne font ces rechutes déplorables que parce qu'ils ne peuvent plus vaincre leurs ennemis, qui les ont soumis au joug de leur tyrannie, et les ont enchaînés par les liens des mauvaises habitudes qu'ils ont contractées. 156. On pourrait ici examiner pourquoi notre âme, qui est un pur esprit, ne peut pas voir les esprits qui sont de la même nature qu'elle, ni connaître de quelle manière ils reçoivent les impressions des objets. Mais ne pourrait-on pas prononcer qu'elle ne voit pas les autres esprits, à cause de son union avec le corps qui lui sert de voile ? Au reste il connaît seul ce mystère, Celui qui a créé et l'âme et le corps, et qui les a unis ensemble. 157. Un homme des plus éclairés me fit un jour cette question : Dites-moi, car je désire ardemment de l'apprendre, dites-moi quels sont les démons qui, en faisant tomber dans le péché, abattent le courage des personnes qu'ils ont séduites; et quels sont encore les démons qui, après avoir fait commettre des fautes, enflent le cœur de celles qu'ils ont corrompues. Mais, comme il me vit très embarrassé de cette question difficile à résoudre, et que d'ailleurs je lui confessai même avec serment que je ne pouvais pas répondre, il m'apprit lui-même ce qu'il me demandait : Je vais donc, me dit-il avec bonté, vous donner quelques exemples qui vous feront connaître quelques-uns de ces esprits malins, et qui réunis à vos propres lumières serviront à vous faire discerner les autres. Les démons qui portent à la luxure, à la colère, à l'intempérance, à la paresse et à la mollesse, n'ont pas coutume de porter à l'orgueil les personnes qui se livrent à ces vices déshonorants; mais les démons qui portent à l'avarice, à la domination, aux honneurs, à la loquacité, ont l'habitude de faire ajouter péché sur péché, en remplissant le cœur d'orgueil et de vanité : c'est pour cette raison que le démon qui nous excite à faire des jugements, téméraires, se réunit avec ces derniers. 158. Un moine qui visite des étrangers ou qui les reçoit lui-même dans sa cellule, et qui, après s'être entretenu des heures entières et peut-être tout un jour avec eux, ressent de la tristesse lorsqu'il faut s'en séparer, au lieu d'éprouver un sentiment intérieur de joie, comme étant délivré d'une compagnie qui l'empêche de remplir ses devoirs, fait évidemment voir qu'il est le triste jouet du démon de la vanité ou du démon de l'incontinence. 159. Nous devons avant toute chose faire attention de quel côté vient le vent de la tentation afin de ne pas enfler les voiles du vaisseau spirituel de notre âme d'une manière qui lui soit nuisible et contraire. 160. Il n'y a pas de doute que la charité ne doive vous porter à procurer quelque consolation et quelque adoucissement aux vieillards véritables qui ont passé de longues années dans les exercices de la vie religieuse et qui ont usé leur corps dans les jeûnes et les austérités; mais cette même charité doit vous engager fortement à porter à la pratique de la continence par tous les moyens possibles, et surtout par la pensée des jugements de Dieu, de l'éternité et des supplices de l'enfer, les jeunes gens qui, par les péchés innombrables de leur jeune vie, ont eu le malheur de si fort maltraiter leurs pauvres âmes. 161. Il est impossible, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'aussitôt après notre conversion et notre entrée en religion, nous soyons délivrés parfaitement des mouvements de l'intempérance et des sentiments de la vaine gloire. Gardons-nous bien de vouloir combattre la vanité avec le luxe et les délices; car la victoire même que les personnes nouvellement converties remportent sur la gourmandise, leur inspire des sentiments de vaine gloire. Servons-nous plutôt de l'abstinence pour combattre et vaincre la vanité; car l’heure viendra, elle est même arrivée pour ceux qui ont une bonne volonté, où le Seigneur nous accordera enfin la grâce de soumettre cette funeste passion. 162. Mais observons ici que ce ne sont pas les mêmes passions qui font la guerre et aux jeunes gens et aux vieillards qui viennent de se convertir et de se consacrer au Seigneur dans la religion. En effet ce sont souvent des passions contraires qui les attaquent les uns et les autres. C'est pourquoi nous appelons heureuse et doublement heureuse la sainte humilité par laquelle les vieillards et les jeunes gens trouvent leur salut et la victoire dans leurs tentations, et qu'ils peuvent facilement trouver et pratiquer les uns et les autres. 163. Ne vous troublez nullement de ce que je vais dire : on trouve difficilement et rarement des âmes droites et pures qui soient exemptes de toute malice, de toute dissimulation et de toute hypocrisie, qui aient une véritable horreur de la société et des conversations mondaines, qui suivent avec une constante et exacte fidélité les avis et les conseils d'un bon directeur, qui méritent de passer de la paix et de la tranquillité de la vie solitaire et religieuse, qui est un port, au bonheur céleste, et qui puissent se préserver des souillures, des agitations et des scandales qu'on rencontre partout, même dans les communautés religieuses. 164. Dieu, pour convertir les hommes voluptueux, se sert ordinairement d’autres hommes; il emploie le ministère des anges pour la conversion des gens remplis de ruse et de malice; mais Lui seul peut opérer la conversion des orgueilleux. 165. Employez en faveur des personnes qui se retirent auprès de vous, cette espèce de charité qui consiste à les laisser agir; permettez-leur de faire ce qu'elles veulent, et pendant ce temps-là montrez-leur toujours de la bienveillance et, un visage gai et joyeux. 166. Néanmoins il faut examiner et connaître de quelle manière vous devez user de cette indulgence, jusqu'à quel temps et dans quelles circonstances vous devez et pouvez en faire usage; enfin savoir et pouvoir compter que la pénitence faite de la sorte, laquelle n'est établie que pour détruire et anéantir le péché, ne sera pas capable de détruire elle-même les vertus et la discipline religieuses. 167. Nous avons besoin d'un grand discernement et d'une rare prudence pour discerner et bien connaître quand nous pouvons cesser ou nous devons continuer les différents combats que nous soutenons contre la matière et le foyer du péché; car il peut arriver que, vu notre misérable faiblesse, il nous soit nécessaire d'éviter le combat, en prenant sagement la fuite, afin d'éviter la rencontre de nos ennemis, et de ne pas nous exposer à être vaincus et à périr misérablement. 168. Donnons donc dans ces occasions critiques un soin et une attention particulières; car quelquefois l'amertume fait avaler le fiel : examinons sérieusement quels sont les démons qui nous enflent d'orgueil, qui nous abattent et nous découragent, qui nous endurcissent et nous rendent insensibles, qui nous consolent et nous caressent, qui nous précipitent dans les ténèbres et qui font ensuite semblant de nous éclairer, qui nous rendent stupides et hébétés, spirituels et rusés, qui nous jettent dans une humeur sombre et triste, et qui nous rétablissent dans le contentement et la joie. 169. Si, dans les commencements de notre retraite et de notre carrière dans la vie religieuse, nous nous sentons plus agités et plus tourmentés par nos passions, que lorsque nous étions au milieu du siècle, ne nous en troublons pas, et n'en soyons même pas étonnés; car il faut qu'il se fasse une grande commotion dans les humeurs qui nous ont occasionné des maladies pour pouvoir parvenir à une guérison parfaite. Au reste, quand nous étions dans le monde, les passions semblables à des animaux sauvages cherchaient l'obscurité, afin que ne les voyant pas, elles ne nous inspirassent pas de l'horreur. 170. Les démons ont-ils pu faire commettre une faute, une faiblesse aux personnes qui n'étaient pas éloignées de la perfection; elles doivent s'en relever courageusement et avec avantage par le moyen de la pénitence, et, par la pratique des bonnes œuvres, réparer au centuple la perte qu'elles ont faite. 171. Nous voyons quelquefois que les vents font seulement ondoyer la mer, et que d'autrefois ils la bouleversent jusque dans ses abîmes; or nous remarquons les mêmes effets dans nos passions vis-à-vis de nous; car ceux qui sont exposés à leur fureur, en sont par fois troublés et bouleversés jusqu'au fond de leur âme; et ceux qui, par la victoire qu'ils ont remportée sur elles et par les progrès qu'ils ont faits dans la vertu, n'en sont ordinairement troublés qu'à la surface de leur âme. C'est pourquoi ces derniers, ayant conservé leur cœur pur et, innocent, rentrent bien vite dans la paix et le calme d'une bonne conscience. 172. Il n'appartient qu'à ceux qui sont arrivés à la perfection de connaître et de discerner toujours quelles sont les pensées qui viennent de leur propre conscience, quelles sont celles qui viennent de Dieu, et quelle qui viennent des démons; car ces esprits malins et rusés ne nous inspirent pas toujours des pensées contraires à la piété. Or c'est pour cela que le discernement que nous devons faire des pensées qui sont leur ouvrage, n'est pas facile à faire. 173. Concluons que comme nos corps sont éclairés par nos yeux, de même notre âme est éclairée par les yeux subtils et pénétrants de la discrétion.
BRÈVE RÉCAPITULATION DE TOUT CE QUI PRÉCÈDE
1. Une foi ferme nous porte efficacement à renoncer au monde, mais le défaut de foi fait le contraire en nous. 2. L'espérance inébranlable est la porte par laquelle nous chassons de notre cœur toutes les affections pour les choses de la terre; mais l'absence de cette vertu opère un effet l’opposé. 3. L'amour de Dieu nous fait généreusement abandonner le siècle, mais l’indifférence pour le Seigneur nous y retient. 4. L'obéissance est produite par les jugements que nous prononçons contre nous-mêmes et par le désir de recouvrer la santé de notre âme. 5. La conservation de cette précieuse santé, nous l'obtenons par une abstinence sévère. C'est la pensée de la mort, c'est le souvenir du fiel et du vinaigre qu’on présenta au Seigneur sur le Calvaire, qui engendrent en nous la sainte et salutaire abstinence. 6. La solitude et le repos donnent et conservent la tempérance et la chasteté. Le jeûne éteint les feux de la concupiscence. La contrition et la componction sont les ennemis irréconciliables des mauvaises pensées. 7. La foi ainsi que la fuite du monde, donne la mort à l'avarice. La commisération et la charité sont capables de nous faire exposer notre propre vie pour soulager nos frères. 8. La paresse trouve son tombeau dans l'exercice continuel et fervent de la prière. Le souvenir des jugements de Dieu remplit le cœur de ferveur et de dévotion. 9. L'amour des humiliations exterminent la colère. 10. La psalmodie, la bonté du cœur et l'amour de la pauvreté remplissent l'âme d'une joie toute céleste. 11. L'insensibilité pour les choses sensibles et corporelles nous fait sentir et goûter les choses spirituelles. 12. Le silence et la retrait sont les heureux bourreaux de la vaine gloire; et si vous êtes dans une communauté religieuse, c'est l'amour des mépris. 13. L’abaissement et l’avilissement extérieur peuvent bien nous guérir extérieurement de l'orgueil; mais Dieu, qui est avant tous les siècles, peut seul nous en guérir intérieurement. 14. Le cerf, dit-on, lève le venin de tous les animaux qui en ont, et l'humilité consume et fait disparaître le venin de toutes les mauvaises pensées. 15. Les choses créées et sensibles que nous voyons, servent à nous faire connaître les choses spirituelles que nous ne voyons pas. 16. Comme il est impossible que le serpent se dépouille de sa vieille peau, s'il ne passe par quelque ouverture fort étroite; de même il nous est impossible de nous corriger de nos mauvaises habitudes, de renouveler la jeunesse de notre âme, de nous débarrasser de la tunique du vieil homme, si nous ne passons nous-mêmes par le sentier étroit et difficile du jeûne, des mépris et des humiliations. 17. Ainsi, comme les oiseaux chargés de chair et de graisse ne peuvent s'élever fort haut dans les airs, ainsi en est-il de celui qui nourrit et flatte sa chair. 18. Ainsi, comme la boue desséchée ne peut plus servir aux porcs pour s'y vautrer; de même notre chair fanée et séchée par les jeûnes et les austérités n'est plus propre à servir de retraite et de repaire aux démons. 19. Comme une trop grande quantité de bois vert étouffe les flammes et donne beaucoup de fumée; de même une tristesse portée à l'excès remplit l'âme, pour ainsi dire, de fumée et de ténèbres, et fait tarir la source des larmes. 20. Comme un aveugle ne sera pas capable de réussir en tirant au blanc; de même un disciple qui résiste à son supérieur et lui fait des reproches, ne pourra que périr d'une manière pitoyable. 21. Comme une pièce de fer qui est en bon état, peut en éguiser une autre qui n'est pas également bonne; de même un moine fervent est dans le cas de préserver bien des fois de la damnation éternelle un religieux lâche et paresseux. 22. Comme des œufs qu'on fait couver dans un lieu chaud et caché, donnent des petits; de même des pensées tenues bien, soigneusement cachées, finissent ordinairement par produire des actions, et se manifestent de la sorte. 23. Comme les chevaux coureurs s'animent les uns les autres à la course; de même les religieux qui vivent ensemble sous la même règle, s'excitent mutuellement à la pratique des vertus et de la discipline. 24. Comme les nuages cachent le soleil et obscurcissent l'éclat de sa lumière; de même les mauvaises pensées obscurcissent les lumières de notre âme, et l'exposent à s'égarer et à se perdre. 25. Comme un criminel condamné à la peine capitale ne s'amuse pas, en partant pour le lieu de l'exécution, à parler d'amusements et de spectacles; de même une personne vraiment affligée de ses fautes ne s'occupe pas sur la terre à contenter ses inclinations pour l'intempérance et la bonne chère. 26. Comme les pauvres, en voyant les grands trésors du roi, connaissent et sentent plus vivement leur misère; de même une âme qui contemple les admirables vertus des saints, devient plus humble et se confond davantage à la vue de son indigence spirituelle. 27. Comme l'aimant par la force de sa nature attire le fer à lui; de même les hommes qui se sont laissé corrompre et dominer par de mauvaises habitudes, en sont violemment entraînés au péché. 28. Comme l'huile calme la mer, quelque furieuse qu'elle soit; de même, quelque violentes que puissent être les ardeurs de la concupiscence, elles seront incapables de résister à la vertu du jeûne et de la mortification. 29. Comme les eaux pressées dans des canaux étroits s'élèvent en l'air avec impétuosité; de même une âme environnée et pressée de dangers s’élance avec force vers Dieu par les saintes larmes de la pénitence, et obtient son salut. 30. Comme celui qui porte des parfums, malgré lui le fait savoir aux autres, à cause de l'odeur suave qu'ils répandent, de même une personne qui possède l'esprit de Dieu, malgré elle le fait connaître aux autres et par ses actions et par son humilité. 31. Comme le soleil rend l’or visible en le faisant scintiller, ainsi la vertu signale celui qui la possède. 32. Comme les vents impétueux suscitent des tempêtes effrayantes sur la mer; de même la passion de la colère, bien plus que les autres passions, excite de furieuses tempêtes dans une âme, et la trouble. 33. Comme les choses qu'on n'a pas vues, donnent peu de désir de les posséder, quoiqu'on en ait entendu parler; de même celui qui a conservé son corps pur et chaste ne pense pas aux plaisirs des sens, et vit dans un grand contentement. 34. Comme les voleurs ne fréquentent pas les lieux où ils savent qu'on garde les armes de l'État; de même les démons ne s'avisent pas de faire des vois aux personnes qu'ils savent être continuellement armées de la prière. 35. Comme il n'est pas possible que le feu produise la neige; de même il n'est pas possible qu'un homme qui n'a de l'ardeur que pour les choses de la terre, puisse mériter la gloire céleste. 36. Comme une légère étincelle peut mettre le feu à une immense forêt et la réduire en cendres; de même une seule bonne action peut effacer et anéantir un grand nombre de fautes considérables. 37. Comme vous ne pourrez pas sans de bonnes armes exterminer les animaux féroces; de même il vous sera de toute impossibilité de vaincre et d'exterminer la colère, si vous n'êtes pas armé de l'humilité. 38. Comme personne par un autre moyen naturel ne peut conserver la vie, qu'en mangeant et en buvant; de même on ne saurait conserver la vie de l’âme que par la vigilance et la persévérance dans la vertu. 39. Comme les rayons du soleil, en pénétrant dans un appartement, l'éclairent et y font distinguer les plus petits objets; de même la crainte de Dieu dans un cœur, tout en l'éclairant, lui fait voir les taches que les péchés y ont faites. 40. Comme il est facile de prendre les écrevisses, à cause de leurs mouvements, tantôt en avant, tantôt en arrière; de même une âme qui se livre à une joie immodérée et aux pleurs, à la pénitence de ses péchés et aux douceurs d'une vie molle et efféminée, se laisse prendre au démon, perd le fruit de ses travaux, et périt. 41. Comme on peut facilement tout enlever aux personnes qui sont plongées dans le sommeil; de même ceux qui sont comme assoupis par les vapeurs du siècle dont ils suivent les maximes, ouvrent toutes les avenues de leur cœur aux voleurs des âmes et aux meurtriers des bonnes œuvres. 42. Comme un homme qui combat contre un lion furieux, ne saurait détourner les yeux de cet ennemi dangereux, sans s'exposer à être dévoré; de même celui qui combat contre sa propre chair ne peut détourner ailleurs les yeux de son attention et de sa vigilance, sans se mettre dans un péril éminent de se perdre pour l'éternité. 43. Comme les personnes qui montent sur une échelle pourri, mettent leur vie en danger; de même les dignités, la gloire, la puissance et l'autorité, lesquelles sont autant d'ennemis de l'humilité et d'échelons vraiment pourris, mettent ceux qui les possèdent dans le cas de se perdre éternellement. 44. Comme celui qui est dévoré par la faim, pense nécessairement au pain; de même les gens qui désirent avec une véritable ardeur de parvenir au salut, pensent de toute nécessité à la mort et aux jugements du Seigneur. 45. Comme l'eau sert pour effacer les lettres, de même les larmes de la pénitence servent à nous purifier de nos péchés. 46. Si pour effacer des lettres, nous n’avons pas d'eau, nous employons d'autres moyens; or nous en agissons de même par rapport à nos péchés: à la place des larmes, nous nous servons de soupirs, de gémissements et d'une vive contrition. 47. Comme un gros tas de fumier engendre une quantité prodigieuse de vers de toute espèce; de même une grande quantité de nourriture produit en nous une multitude innombrable d'iniquités, de mauvaises pensées et de songes déshonnêtes. 48. Comme un aveugle n’y voit pas marcher, ainsi le paresseux ne peut ni voir le bien, ni le faire. 49. Comme celui qui a les pieds enchaînés ne peuvent marcher que fort difficilement; de même celles qui entassent trésor sur trésor, se mettent dans le cas de ne pouvoir arriver au royaume des cieux. 50. Comme une plaie récente peut facilement se guérir; de même, par un principe contraire, les plaies invétérées de l'âme se guérissent difficilement, lors même qu'elles sont susceptibles de guérison. 51. Comme une personne que la mort a frappée, ne peut absolument plus marcher; de même il est impossible que celle qui désespère de son salut, puisse, tant qu'elle sera dans ce misérable état, sauver son âme. 52. Un homme qui soutient qu'il professe la vraie foi, et qui néanmoins tombe sans cesse dans le péché, ne ressemble que trop à une personne qui n'a point d'yeux. 53. Un homme qui n'a pas la foi et qui néanmoins fait des bonnes œuvres, à un insensé qui tire de l'eau pour la mettre dans un vase percé de tout côté. 54. Comme une barque dirigée par un pilote expérimenté et protégée du ciel, arrive heureusement au port; de même une âme, quoiqu'elle ait eu le malheur dans un temps de tomber dans un grand nombre de péchés, dirigée et conduite par un directeur plein de sagesse, de lumières et de prudence, arrivera facilement au port du salut, et obtiendra le ciel. 55. Comme un voyageur, s'il n'a point de guide, quelque réfléchi qu'il soit, perdra souvent son chemin et s'égarera; de même un religieux qui vit et se conduit par lui-même s'égarera et se perdra, quelque parfaite que soit en lui la sagesse mondaine dont il est doué. 56. Que celui qui a fait des fautes énormes, et qui, à cause des infirmités corporelles, ne peut pas supporter les rigueurs de la pénitence, marche exactement dans les voies de l'humilité; qu'il suive en tout l'esprit et les sentiments qui sont propres à cette vertu, car il n’y a pas pour lui d'autre moyen capable de le faire parvenir au salut. 57. Comme celui qui a souffert une maladie longue et grave, ne peut pas recouvrer en un instant une santé parfaite; de même le pécheur qui, pendant longtemps a été sous la servitude des passions, ou même d'une seule, ne s'en délivre pas tout d'un coup. 58. Considérez donc attentivement et le vice et la vertu, et vous découvrirez les progrès que vous aurez faits pour vous corriger de l'un et pour acquérir l'autre. 59. Comme ceux qui échangent de l'or avec de la boue, ne font pas un échange, mais une perte réelle; de même les personnes qui parlent des choses spirituelles de la même manière que des choses mondaines, afin d'en tirer vanité, font une perte essentielle. 60. Si nous pouvons dire que des pécheurs ont reçu de suite le pardon de leurs péchés, nous nous garderons bien d'affirmer qu'il y ait eu des personnes qui soient parvenues de la sorte à l’impassibilité : car c'est une faveur qu'on n'obtient qu'après bien du temps et des travaux, et par une grâce particulière de Dieu. 61. Observons avec une grande attention quelles sont les bêtes sauvages et quels sont les oiseaux qui cherchent à enlever de nos cœurs la semence de la grâce, soit avant qu'elle y ait germé, soit lorsqu'elle est en herbe, soit enfin quand ses fruits sont arrivés à la maturité, et tâchons de leur tendre aussi exactement des pièges qu'ils nous en tendent à nous-mêmes, et de les faire tomber dans nos filets, au lieu de nous laisser prendre aux leurs. 62. Si donc il est impie et injuste pour un malade de mettre fin à ses jours pour terminer les douleurs cruelles que lui fait souffrir une fièvre ardente, il est pareillement impie et injuste pour un pécheur, tant qu'il a un souffle de vie, de se précipiter dans les horreurs du désespoir. 63. Et s'il est honteux à un homme qui vient de rendre les derniers devoirs à son père, de passer des bords de son tombeau dans une salle de noces bruyantes; il est également honteux à un pécheur qui gémit et pleure sur de nombreuses prévarications, de rechercher les honneurs, les plaisirs et, la gloire de la vie présente. 64. Les maisons où logent les citoyens, ne sont pas faites de la même manière que celles où les prisonniers et les criminels sont renfermés; ne faut-il pas aussi que la manière de vivre des personnes qui font pénitence de leurs péchés, soit différente de la manière de vivre de celles qui, pendant leur vie, n'ont jamais eu le malheur de souiller leur conscience par une faute mortelle ? 65. Un grand général se garde bien de congédier un soldat qui porte d'honorables blessures; mais il l'élève en dignité, afin de se servir avantageusement de son courage et de sa bravoure contre les ennemis de l'État. Or c'est ainsi qu'en agit le Roi des rois vis-à-vis d'un religieux qui a soutenu avec valeur des grands combats contre les démons. 66. La sensibilité est une chose qui est propre à notre âme; mais le péché frappe ce sentiment à coups redoublés et le couvre de honteux soufflets. C'est ce sentiment précieux qui dans notre conscience nourrit ou diminue la paix ou le remords; mais c'est la conscience elle-même qui donne naissance aux remords, et c'est la conscience que dirige et réprimande l'ange gardien que Dieu nous a donné dans notre baptême. C'est pour cette raison que nous voyons que les personnes qui n'ont pas reçu ce sacrement, n'éprouvent pas autant et d'aussi grands remords, lorsqu'elles commettent de mauvaises actions. 67. À mesure qu'on cesse de tomber dans le péché, on se déshabitue de le commettre. Or ce désistement du péché devient le commencement de la pénitence; le commencement de la pénitence,le commencement du salut; le commencement du salut, la résolution de bien vivre; la résolution de bien vivre, le commencement des travaux; le commencement des travaux, le commencement des vertus; le commencement des vertus, le commencement de la fleur des vertus; le commencement de la fleur des vertus, le commencement de la bonne volonté; le commencement de la bonne volonté, le commencement à l'habitude de la vertu; le commencement de l'habitude de la vertu, le commencement de la crainte de Dieu; le commencement de la crainte de Dieu, le commencement de la fidélité à observer les commandements du Seigneur; le commencement de la fidélité à observer les commandements de Dieu, le commencement de l'amour du Seigneur; le commencement de l'amour du Seigneur, le commencement d'une profonde humilité; le commencement d'une profonde humilité le commencement de la paix souveraine du cœur; et le commencement de la paix souveraine de l’âme devient la perfection de la charité. Or cette perfection de la charité est elle-même cette sainte et parfaite amitié dont Dieu honorera tous ceux qui, étant délivrés de toute affection déréglée, posséderont leur cœur dans la pureté. car, ils verront Dieu (cf. Mt 5,8). À Lui gloire et honneur dans les siècles. Amen.
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