1. Jean
courut jadis plus vite que Pierre (cf. Jn 20,4); c'est pour cela que l'obéissance
vient ici avant la pénitence. Car celui qui arriva le premier est l'image
de l'obéissance, et l'autre celle de la pénitence.
2. La pénitence est le rétablissement
du baptême. C'est une espèce de contrat par lequel nous promettons à Dieu
de nous corriger des défauts de notre vie passée, et de mieux vivre dans
l'avenir. La pénitence, si j'ose me servir de cette expression, est chargée
des intérêts de l'humilité; c'est un renoncement parfait à tous les plaisirs
des sens; c'est un jugement sévère qu'on porte contre soi-même; c'est
l'occupation sérieuse d'une âme qui s'applique tout de bon à l'affaire
de son salut éternel. Elle est la fille aînée de l'espérance et l'ennemie
mortelle du désespoir. Le véritable pénitent est un criminel qui confesse
ses péchés, sans mériter aucune infamie. La pénitence a la vertu de nous
réconcilier avec Dieu, en nous faisant pratiquer les bonnes oeuvres opposées
aux fautes que nous avons commises; c'est elle qui décharge, purifie et
sanctifie la conscience; c'est elle qui nous porte à souffrir généreusement
toutes les peines et toutes les afflictions qui nous arrivent. Celui qu'elle
anime est d'une admirable activité pour trouver et pour employer les moyens
capables de le punir; c'est elle qui combat et surmonte l'intempérance,
et qui accuse sans ménagement au tribunal de la conscience.
3. Vous tous qui, par vos
offenses multipliées, avez irrité la colère de Dieu, accourez, approchez,
venez et écoutez; rassemblez-vous, et considérez avec moi les merveilles
qu'il a plu à Dieu de me découvrir et de me faire connaître, pour l'exemple
et le salut des autres. Commençons d'abord par dire quelque chose de ces
hommes dévoués à Jésus Christ par des humiliations profondes, dignes par
là même de nos louanges et de la première place. Écoutons, contemplons
et imitons ces beaux modèles, nous tous qui sommes tombés dans des fautes
mortelles ! Réveillez-vous donc et soyez attentifs, ô vous qui êtes encore
sous l'esclavage honteux du péché ! Mes frères, daignez prêter l'oreille
à mes paroles; et vous, qui que vous soyez, si vous désirez sincèrement
vous réconcilier avec Dieu par une véritable conversion, ne manquez pas
de donner ici toute votre attention.
4. Ayant appris, moi qui
ne suis qu'un homme si lâche et si imparfait; ayant appris, dans le temps
que je demeurais dans le grand monastère dont j'ai parlé, qu'il y avait
quelques religieux qui, dans un autre monastère qu'on appelait la Prison,
menaient une vie singulièrement extraordinaire, et pratiquaient toute
la perfection de l'humilité, je demandai au saint abbé du grand monastère,
à qui cette autre communauté était soumise, la permission d'y aller, pour
y être témoin de ce qui s'y passait. Or cette grande lumière, ce saint
abbé me l'accorda d'autant plus volontiers, qu'il craignait davantage
de me faire la moindre peine.
5. Lorsque je fus arrivé
au monastère des Pénitents (qu'on devrait bien plutôt appeler la région
des pleurs et des gémissements, la Prison, pour tout dire), je fus témoin,
s'il est permis de le dire, de ce que l'oeil d'un lâche et d'un paresseux
n'a point vu, que l'oreille d'un négligent n'a point entendu, et que l'esprit
d'un indolent ne saurait comprendre; je fus témoin, dis-je, d'actions
et de paroles capables de faire violence à Dieu même, de travaux et de
mortifications assez puissantes pour mériter en peu de temps ses Miséricordes
et sa Clémence.
6. J'y vis de ces coupables
innocents passer les nuits entières debout, les pieds immobiles et en
plein air, lutter vigoureusement contre les cruelles importunités du sommeil,
ne s'accorder aucun repos, s'accuser sans cesse de lâcheté et de négligence,
et s'exciter eux-mêmes à la persévérance, en se faisant les reproches
les plus humiliants.
7. J'en vis d'autres qui,
les yeux humblement fixés vers le ciel, imploraient la Clémence et la
Bonté de Dieu avec des paroles et d'un ton de voix qui pénétraient l'âme
de pitié et de compassion.
8. J'en vis d'autres qui,
comme d'infâmes scélérats, les mains liées derrière le dos, tout couverts
de confusion, et en proie à la plus déchirante affliction, courbaient
humblement le visage vers la terre, se jugeaient indignes de regarder
le ciel, et n'osaient ni parler, ni pousser des gémissements, ni faire
des prières.
9. La pensée effrayante de
leurs péchés, les remords cuisants de leur conscience épouvantée, la honte
et la confusion qu'ils éprouvaient, les occupaient et les tourmentaient
si fort, qu'ils étaient incapables d'oser prononcer le saint nom de Dieu
pour l'invoquer, qu'ils ne savaient ni comment commencer, ni comment finir
les prières qu'ils auraient voulu Lui adresser, et qu'ils étaient obligés
de ne Lui présenter qu'une âme muette, un esprit rempli de ténèbres, et
un coeur presque livré aux horreurs du désespoir. J'en aperçus, d'autres
qui tristement assis par terre, couverts de cendres et revêtus d'un rude
cilice, cachaient leur visage entre leurs genoux et frappaient la terre
de leur front pénitent.
10. J'en vis encore d'autres
qui se frappaient sans cesse la poitrine, en se rappelant avec des regrets
inexprimables l'heureux état où ils étaient dans le temps qu'ils pratiquaient
la vertu. Or, parmi ces illustres pénitents, les uns inondaient la terre,
de l'abondance de leurs larmes; les autres, ne pouvant plus pleurer, se
déchiraient de coups; d'autres, incapables de comprimer la douleur qui
navrait leur coeur, l'exprimaient par des sanglots semblables aux lamentations
de ceux qui assistent aux funérailles de leurs proches; d'autres, dans
leurs cellules, rugissaient comme des lions dans leurs cavernes, frémissaient
de crainte et d'effroi, étouffaient quelquefois leurs gémissements, et
d'autrefois, n'en pouvant venir à bout, éclataient tout d'un coup en cris
perçants et lamentables.
11. J'en ai vu quelques-uns
qui, par leurs gestes, semblaient être hors d'eux-mêmes, et qui, par la
douleur qu'ils enduraient, étaient dans une stupéfaction indicible, et
gardaient le plus morne silence. On les aurait volontiers pris pour des
gens privés de raison, insensibles et morts à toutes les fonctions de
la vie; et cependant ils n'étaient dans cet état que parce qu'ils étaient
descendus dans toutes les profondeurs de l'humilité, et que les larmes
abondantes qu'ils répandaient, n'étaient que l'expression de leur contrition
vive et enflammée.
12. J'en ai remarqué d'autres
qui, la tête courbée vers la terre, immobiles comme des statues, étaient
livrés à des méditations profondes, et qui, par les nombreux mouvements
de leur tête, annonçaient la grandeur de leur affliction, gémissaient
et rugissaient de temps en temps comme des lions. J'en ai rencontré quelques
autres, lesquels étaient remplis d'une délicieuse espérance, et conjuraient
le Seigneur avec des prières admirables de leur accorder la rémission
de toutes leurs fautes. J'en ai vu qui, par une humilité inexprimable,
se jugeaient indignes de pardon, et proclamaient à haute voix qu'il leur
était impossible de satisfaire à la justice de Dieu, à cause de la grandeur
et de l'énormité de leurs crimes. Quelques-uns conjuraient sans cesse
Dieu de les punir sévèrement en ce monde, mais de leur accorder son Amitié
et de les couronner de ses Miséricordes dans l'autre. Quelques autres,
accablés sous le poids terrible des reproches de leur conscience, priaient
avec humilité et ferveur le Dieu de toute bonté de les préserver au moins
des supplices éternels qu'ils avaient mérités, et se déclaraient publiquement
et avec sincérité indigne du royaume des cieux.
13. "Eh ! s'écriaient-ils,
pourvu que cette grâce ne nous soit pas refusée, nous devons être contents."
C'est là que je vis des âmes vraiment humbles, mortifiées et transpercées
de douleur, connaissant et sentant l'énormité de leurs péchés. Aussi poussaient-elles
des cris et des lamentations, adressaient-elles à Dieu des prières si
ferventes et si animées, qu'elles auraient amolli la dureté et l'insensibilité
des rochers. On les entendait, dans un saint tremblement, et humblement
prosternées contre terre, répéter sans cesse : "Oui, Seigneur, nous reconnaissons
et nous confessons que nous ne méritons que trop toute sorte de peines
et de châtiments, et que, quand même l'univers entier se réunirait à nous
pour pleurer sur le nombre et sur la grandeur de nos offenses, toutes
ces larmes ne seraient pas suffisantes pour laver nos âmes et satisfaire
à votre Justice; mais il est une grâce que nous te prions, te supplions
avec instance et te conjurons de ne pas nous refuser : c'est de ne pas
nous corriger dans ta juste Colère, et de ne pas nous châtier dans ton
indignation (cf. Ps 6,2), mais de nous recevoir dans les bras de tes Miséricordes.
Il nous suffit, Seigneur, que nous n'ayons plus à craindre tes terribles
Menaces, et que nous soyons préservés des supplices inexprimables et incompréhensibles
que nous avons mérités; car nous n'osons pas te demander que tu nous délivres
de toutes les peines que nos péchés nous ont attirées, et que tu nous
accordes un pardon entier et parfait. Eh ! Seigneur, de quel front pourrions-nous
solliciter une telle faveur, nous qui avons eu l'audace sacrilège de profaner
et de violer les voeux de notre sainte profession, et de fouler si indignement
aux pieds la grâce inestimable que tu nous avais faite, en nous pardonnant,
si généreusement et avec tant de bonté, les fautes que nous avions commises
avant de quitter le monde."
14. Mes chers amis, c'est
dans ce lieu, oui, c'est dans ce lieu de pénitence qu'on voyait ponctuellement
l'accomplissement de ce que David disait de lui-même (cf. Ps 37,6-7),
c'est là qu'on avait sous les yeux le spectacle attendrissant, des personnes
qui étaient plongées dans la plus désolante affliction, et courbées jusqu'à
la fin de leur vie sous le poids immense de leur douleur; qui tous, les
jours portaient l'amertume de leur tristesse peinte sur leur visage et
exprimée dans leurs mouvements et dans leurs démarches; et qui, par l'horrible
puanteur qui s'exhalait de leurs plaies, annonçaient que leur corps, dont
ils ne prenaient aucun soin et auquel ils ne pensaient même pas, était
couvert d'un ulcère général. C'est là qu'on voyait des hommes qui avaient
oublié de manger leur pain, qui mêlaient leurs larmes avec l'eau qu'ils
buvaient, qui se nourrissaient de cendres au lieu de pain; dont les os,
devenus secs, n'étaient plus entourés que d'une peau ridée et qui y était
collée; et dont le coeur avait séché comme l'herbe frappée par les ardeurs
du soleil (cf. Ps 101,4-12). On ne leur entendait prononcer que ces mots
: "Malheur à nous, misérables ! malheur à nous !"; et ces autres : "C'est
avec justice, oui, c'est avec justice que nous sommes dans cet état déchirant";
et enfin ces autres : "Pardonne-nous, Seigneur; nous t'en en conjurons,
pardonne-nous." Plus loin, vous en entendiez d'autres qui faisaient retentir
l'air de ces paroles seulement : Pitié, Seigneur, pitié !", et d'autres
enfin qui, d'une voix plus lamentable, ne cessaient de répéter : "Ah !
Seigneur, si nous pouvons encore espérer, daigne nous pardonner ! oui,
Seigneur, pardonne-nous !"
15. Or parmi ces illustres
pénitents il y en avait qui, par l'ardeur de leur douleur, avaient la
langue si enflammée et si brûlante, qu'ils ne pouvaient la souffrir dans
leur bouche; vous en rencontriez qui, pour se procurer de nouvelles souffrances,
demeuraient exposés aux ardeurs du soleil; d'autres s'exposaient aux rigueurs
les plus insupportables du froid; d'autres ne prenaient un peu d'eau que
pour ne pas mourir de soif; d'autres avaient à peine mangé un peu de pain,
qu'ils rejetaient le reste loin d'eux avec une sainte indignation, et
se disaient à eux-mêmes qu'ayant été, dans un temps, assez dépourvus de
sentiment pour avoir voulu vivre comme de vils animaux, ils étaient indignes
à présent de se nourrir comme des créatures raisonnables. 16.
Ah ! Au milieu de ces hommes, pouvait-on y voir le moindre
signe de joie ? Y entendait-on la moindre parole inutile ? Y était-on
témoin de quelque impatience et de quelque colère ? Ils avaient même oublié
que les hommes fussent capables de se livrer aux emportements, tant leur
grande affliction avait éteint dans leur coeur tout mouvement déréglé.
Voyait-on parmi eux la plus légère apparence de querelle, le moindre relâche,
la plus petite licence dans les conversations, le soin le plus ordinaire
pour leur corps, le vestige le moins apparent de vaine gloire, la plus
faible inclination pour les aises et les commodités de la vie ? Pensaient-ils
au vin, aux fruits, aux mets assaisonnés et aux viandes préparées ? La
nourriture qu'ils prenaient, avait-elle pour eux quelque saveur ? Mais
ils avaient perdu tout sentiment pour toutes ces choses. S'occupaient-ils
quelquefois des affaires du monde ? Avaient-ils du penchant à faire des
jugements téméraires, ou fondés, sur quelqu'un de leurs frères ? Jamais.
17. Ils ne se parlaient que
par leurs gémissements et leurs larmes, ainsi qu'à Dieu. Les uns, comme
s'ils avaient été à la porte du paradis, en se meurtrissant la poitrine
de coups redoublés, s'écriaient : "Ouvre-nous, ô juste Juge des vivants
et des morts; ouvre-nous, nous t'en conjurons, cette porte de la félicité
éternelle, que nous nous sommes fermée par nos péchés; ouvre-nous." Les
autres ne cessaient de répéter cette prière admirable du psalmiste : Montre-nous
seulement, Seigneur un visage favorable, et nous serons sauvés des mains
cruelles de nos ennemis (Ps 79,4). Vous en rencontriez un qui disait sans
cesse avec Zacharie : Mon Dieu, fais briller ta lumière sur tous les malheureux
qui sont assis au milieu des ténèbres et des ombres de la mort (cf. Lc
1,79). Ailleurs, vous en trouviez un autre qui adressait à Dieu cette
prière fervente : Que tes Miséricordes nous préviennent promptement, ô
mon Dieu; (cf. Ps 78,8) car nous sommes réduits à la dernière misère,
nous sommes perdus sans vous, nous nous laissons aller au désespoir, et
nous tombons en défaillance". Ailleurs vous en entendiez d'autres se faire
cette triste question : "Pensez-vous que le Seigneur nous montre jamais
un visage serein et bienveillant, et qu'il fasse luire sur nous les lumières
de sa gloire ?" (Ps 66,2) et d'autres se demander avec une sainte et pénible
inquiétude : Croyez-vous que nous puissions espérer que notre âme ait
traversé ce torrent de ténèbres, dont les eaux sont insurmontables (Is
49,9), et que le Seigneur nous accorde encore quelques consolations ?"
— Hélas ! ajoutaient quelques autres, nous sommes tellement liés dans
les chaînes du péché, qu'en vérité pouvons-nous attendre que le Seigneur
nous dise : Sortez, soyez enfin déchargés de vos chaînes criminelles,
ô vous qui vivez dans les rigueurs de la pénitence ? Ah ! nos gémissements
et nos cris plaintifs seront-ils parvenus jusqu'à Lui "?
18. Enfin, on les voyait
tous dans l'immobilité fixés sur la pensée de la mort, se dire à eux-mêmes
: Que nous arrivera-t-il au moment de notre dernière heure ? Quel sera
notre jugement ? Que deviendrons-nous pendant l'éternité ? De cette terre
d'exil passerons-nous au ciel, notre chère patrie ? Peut-il encore y avoir
quelque espérance pour de misérables pécheurs ensevelis dans les ténèbres
et couverts de confusion ? Nos prières et nos larmes ont-elles pu monter
jusqu'au trône de la divine Miséricorde ? Ah ! Que nous avons de motifs
de penser et de croire qu'elles ont été rejetées, méprisées et frappées
d'un ignominieux dédain ! Et, si elles ont été reçues favorablement, ont-elles
été capables d'apaiser la juste Colère de notre Juge ? De combien ont-elles
fait avancer l'heure de notre réconciliation avec Dieu ? Dans quel état
nous ont-elles mis en sa sainte Présence ? Quelles faveurs et quelles
grâces nous ont-elles procurées ? Hélas ! nos bouches impures et criminelles,
nos corps de péchés ont certainement bien pu paralyser leur efficacité.
Nous auraient-elles entièrement, ou seulement un peu, réconciliés avec
notre souverain Juge ? Serions-nous au moins déchargés de la moitié de
nos iniquités et guéris de la moitié de nos plaies spirituelles ? Ah !
qu'elles sont énormes les dettes que nous avons contractées ? Et quels
travaux n'avons-nous pas à supporter! Quelles satisfactions à offrir pour
nous en acquitter ? Est-ce qu'enfin nos anges gardiens, que nous avions
si indignement chassés, se sont rapprochés de nous ? N'en seraient-ils
pas encore fort loin ? Hélas ! tant que ces esprits célestes ne daigneront
pas revenir auprès de nous, nos efforts et nos travaux ne nous serviront
de rien, nous serons toujours sans espérance d'être délivrés et de recouvrer
la précieuse liberté des enfants de Dieu (cf Rom 8.21), nos prières ne
pourront nous inspirer aucune confiance bien fondée, elles n'auront pas
la sainteté requise pour arriver vers le trône du Seigneur; car il est
nécessaire que ce soient nos anges, devenus de nouveau nos amis, qui les
présentent à Dieu avec leurs, mains pures et saintes.
19. Si vous passiez ailleurs,
vous en entendiez d'autres se communiquer leurs craintes et leurs espérances,
et se dire : "Pensez-vous que nous ayons fait quelques progrès dans notre
pénitence ? Obtiendrons-nous enfin l'objet de nos voeux et de nos désirs
? Dieu écoute-t-Il à présent nos prières ? Croyez-vous qu'Il nous ouvre
le sein de ses Miséricordes et de sa Tendresse" ? À toutes ces questions
d'autres répondaient : "Qui sait si, comme nos frères les habitants de
Ninive, nous ne pouvons pas dire que Dieu révoquera la sentence terrible
qu'il a prononcée contre nous, et qu'il nous délivrera des châtiments
rigoureux que nous avons mérités ? Ah ! pour obtenir cette faveur insigne,
redoublons de zèle et de courage, accomplissons exactement notre pénitence.
Quel bonheur pour nous, s'il nous ouvre la porte de sa Tendresse ! Et
s'il ne nous l'ouvre pas encore, ne laissons pas de louer et de bénir
son saint Nom, car sa Conduite à notre égard est toujours juste et pleine
d'équité, et de persévérer jusqu'à la fin de notre vie à frapper à la
porte de son Coeur par nos gémissements et nos larmes. Cette constante
importunité et cette persévérance Lui feront peut-être violence, et nous
obtiendront ce que nous cherchons avec ardeur. C'était ainsi qu'ils s'encourageaient
les uns les autres. "Courons, s'écriaient-ils avec un saint enthousiasme;
courons, ô nos chers Frères, car nous avons besoin de courir, et de courir
de toutes nos forces : hélas, nous avons perdu la céleste compagnie dans
laquelle nous coulions des jours si doux et si agréables, nous nous sommes
égarés ! Courons donc; oui, courons, et n'épargnons pas une chair de péché
et de corruption; matons, immolons généreusement nos corps : ils ont donné
la mort à nos âmes."
20. Telle était la conduite,
tels étaient les sentiments, et telles étaient les paroles de ces saints
pénitents qu'on envoyait à la Prison. Par la continuité d'être à genoux,
ils avaient recouvert cette partie de leur corps d'épaisses callosités;
leurs yeux, à force de répandre des larmes s'étaient desséchés, n'avaient
plus de cils, et s'étaient enfoncés dans leur orbite; leurs joues étaient
couvertes de plaies, et comme brûlées par leurs larmes embrasées; leurs
visages étaient pâles, et si maigres, qu'ils ressemblaient parfaitement
aux visages des personnes mortes; leurs poitrines étaient toutes meurtries
par les coups répétés qu'ils se donnaient, et ces coups leur occasionnaient
de douloureux crachements de sang. Trouvait-on dans ce monastère des lits
préparés ? Y voyait-on des habits propres et capables de protéger du froid
? Tout y était déchiré, négligé, sale et rempli de vermine. Enfin disons
que les tourments de ceux qui sont possédés du démon, que la douleur cruelle
de ceux qui pleurent la mort de leurs proches, que les déchirements de
coeur de ceux que l'on condamne à l'exil, que les supplices mêmes des
parricides ne sont qu'une faible image des douleurs, de l'affliction et
des souffrances de ces saints pénitents; les peines que ces sortes de
gens endurent par nécessité,ne sont rien en comparaison de celles que
ces généreux pénitents souffrent volontairement; et n'allez pas vous imaginer,
mes frères, que je vous raconte ici des choses fabuleuses et mensongères;
c'est la vérité tout entière.
21. On les voyait ces pénitents
extraordinaires conjurer leur supérieur, cet excellent pasteur, ce juge
sage et éclairé, cet ange parmi les hommes, de leur mettre comme à d'infâmes
criminels des colliers de fer au cou, des menottes aux mains, des cercles
pesants aux pieds, et de les laisser dans cet état cruel jusqu'à ce qu'on
les mit dans le tombeau; et encore souvent se jugeaient-ils indignes d'être
ensevelis.
22. Je ne tairai pas; non,
je ne passerai pas sous silence ce nouveau genre d'humilité, quoiqu'il
inspire je ne sais quel effroi, ni cette humble charité pour Dieu, ni
cet excès de pénitence : je vous dirai donc quelle était la conduite d'un
certain nombre parmi eux, lorsqu'ils croyaient être arrivés à leur dernière
heure et sur le point de paraître au redoutable tribunal de Dieu. Quand
ces illustres pénitents étaient portés dans le lieu du monastère réservé
pour ceux qui étaient dangereusement malades, ils conjuraient leur supérieur,
lui qui était un trésor de lumière et de sagesse, par tout ce qu'ils savaient
lui être le plus sacré et le plus respectable, de leur accorder pour dernière
grâce de ne pas les honorer de la sépulture qu'on donne à tous les hommes,
mais de jeter leurs corps dans la rivière, ou bien de les abandonner,
dans les champs, à la voracité des bêtes sauvages; et quelquefois, et
même souvent, leurs désirs étaient accomplis. Ainsi le supérieur ordonnait
qu'on jetât leurs cadavres hors du monastère, et qu'on leur refusât les
honneurs de la sépulture et des prières accoutumées de l'Église.
23. Mais quel horrible et
effrayant spectacle on avait sous les yeux, lorsque quelqu'un de ces saints
pénitents touchait à sa dernière heure ! Alors tous ses fervents compagnons
venaient entourer son lit de mort; et ces hommes, dévorés par une soif
brûlante, en proie à la plus cruelle affliction, enflammés par l'ardeur
et la vivacité de leurs désirs et de leurs voeux, lui exprimaient, par
une contenance qui inspirait la compassion, par leurs paroles lamentables,
par leurs mouvements de tête, les sentiments de la plus tendre et de la
plus grande commisération. "Qu'y a-t-il, ô notre cher frère, ô notre tendre
compagnon, lui disaient-ils avec une tendresse qui allait au coeur, qu'y
a-t-il de nouveau pour vous ? Comment vous trouvez-vous en ce moment ?
Qu'auriez-vous à nous dire ? Quelles sont vos espérances ? Quelles sont
vos affections et vos pensées ? Avez-vous lieu de croire que vous ayez
obtenu ce que vous avez cherché avec tant de peine et d'ardeur, ou bien
auriez-vous travaillé sans succès ? Êtes-vous enfin parvenu au port du
salut, ou bien auriez-vous encore à craindre un triste naufrage ? Êtes-vous
directement arrivé au but de votre voyage, ou bien vous seriez-vous égaré
? Concevez-vous une espérance certaine d'avoir reçu le pardon de vos péchés,
ou n'auriez-vous encore qu'une assurance fort incertaine de votre salut
? Vous trouvez-vous dans une parfaite liberté d'esprit et de coeur ou
seriez-vous encore dans le trouble et les angoisses ? Votre âme a-t-elle
été éclairée des lumières consolantes du ciel ou serait-elle encore dans
les ténèbres et dans la nuit de la confusion ? Auriez-vous enfin entendu
intérieurement ces paroles : Tu es guéri (Jn 14); tes péchés te sont remis
(Mt 8); ta foi t'a sauvé (Mc 5)" ? ou bien ces sentences terribles : Que
les pécheurs soient précipités dans les enfers (Ps 9); liez-lui les pieds
et les mains, et jetez-le dans les ténèbres extérieures (Mt 22); qu'on
enlève l'impie, car il ne verra pas la Gloire du Seigneur dans son temple
(Is 22) ? Quelles réponses, ô notre cher frère, pouvez-vous faire à toutes
nos questions ? Parlez-nous sans détour et franchement, afin que nous
puissions un peu connaître le sort qui nous attend nous-mêmes, car pour
vous, le temps de la vie va finir, et quand une fois on est entré dans
l'éternité, il n'y a plus de temps. Alors quelques-uns répondaient par
ces paroles. Que Dieu soit béni à jamais; car il n'a pas rejeté ma prière
ni retiré sa Miséricorde de dessus moi (Ps 45). D'autres répondaient :
Béni soit le Seigneur, qui ne nous a pas laissés en proie à la fureur
ni à la voracité des dents cruelles de nos ennemis. (Ps 123) D'autres,
pressés par la douleur de leur coeur, se contentaient de dire : Notre
âme pourrait-elle bien passer ce torrent impétueux, dans lequel les puissances
de l'enfer cherchent à la perdre ? (Ps 123). Or ceux-ci parlaient de la
sorte, parce qu'ils n'étaient point assez assurés de leur salut, et qu'ils
craignaient le compte terrible qu'ils étaient sur le point de rendre à
Dieu. D'autres, enfin, faisaient une réponse bien plus affligeante : "Malheur
à nous, s'écriaient-ils; malheur à l'âme qui n'a pas gardé les voeux de
sa profession ! Voici l'heure unique à laquelle elle puisse savoir ce
qu'elle a mérité pour l'éternité."
24. Telles sont les choses
que j'ai vues et entendues pendant que je suis resté dans ce monastère,
et je vous avoue avec franchise qu'en comparant ma négligence et ma lâcheté
avec les étonnantes mortifications que ces illustres pénitents pratiquaient
avec tant de zèle et de courage, je fus violemment tenté de me laisser
aller au découragement et au désespoir. Au reste, de quel côté qu'on envisageât
ce monastère, on ne pouvait pas croire que ce fût une maison habitée par
des hommes; car elle ne se faisait remarquer que par les ténèbres et l'obscurité
qui régnaient dans toutes les pièces dont elle était composée, par la
mauvaise odeur qui s'exhalait de tout côté, et par les ordures et la malpropreté
qu'on rencontrait partout. C'est donc bien avec raison qu'on l'appelait
la prison et le cachot des criminels; car, rien qu'en la regardant, on
se sentait pénétré de tristesse et porté à des sentiments de pénitence.
Mais ce qui paraît difficile et impraticable à certaines personnes, devient
facile et même aimable à celles qui connaissent et sentent la perte qu'elles
ont faite en perdant l'innocence et, avec elle, les dons précieux du ciel.
En effet, une âme, qui se voit privée de la sainte amitié qui l'unissait
délicieusement à Dieu, et de la confiance si douce et si consolante qu'elle
avait en Lui; qui a perdu toute espérance de pouvoir en ce monde jouir
de la paix parfaite, du coeur et de la suprême tranquillité, qui a violé
le sceau de sa virginité; qui s'est elle-même dépouillée du trésor inestimable
de la grâce et des consolations divines; qui a rompu l'alliance auguste
qu'elle avait faite avec le Seigneur; qui a misérablement éteint en elle
les ardeurs célestes de la charité, et fait sécher la source des larmes
qu'elle répandait avec tant de douceur; une âme, dis-je, qui n'est plus
frappée que du souvenir déchirant des biens qu'elle a perdus et des maux
qu'elle s'est faits, et qui est comme froissée, brisée par la douleur
qu'elle conçoit à la vue de sa folie et de ses crimes, non seulement se
dévoue et se consacre promptement et avec ardeur aux travaux et aux exercices
pénibles dont nous venons de parler, mais, selon qu'elle en est capable,
se punit et se purifie par d'autres exercices spirituels. Et pourrait-elle
en agir autrement, si elle a conservé quelque reste et quelque étincelle
d'amour et de crainte de Dieu ? Tels étaient les sentiments de ces hommes
que nous avons considérés; car en faisant toutes ces réflexions salutaires,
en connaissant de quel haut degré de vertu ils étaient tombés, ils ne
cessaient de se répéter : "Que sont devenus ces jours heureux que nous
avons passés ? Qu'avons-nous fait de ces bonnes oeuvres que nous pratiquions
alors avec tant d'ardeur ? D'autres fois ils s'écriaient : "Où sont-elles,
Seigneur, tes anciennes Miséricordes (Ps 88,49), dont tu nous donnais
tant et de si grandes preuves ?" Un autre disait : "Souviens-toi Seigneur,
des humiliations, des hontes et des travaux de tes serviteurs (ibid.)."
Un autre s'écriait : "Qui pourra me remettre dans l'état où j'étais à
ces temps heureux qui sont passés, alors le Seigneur Lui-même veillait
sur moi pour me garder, et sa lampe répandait une lumière bienfaisante
sur ma tête (Job 29 2-3) et dans mon coeur ?"
25. C'était ainsi que ces
généreux pénitents rappelaient à leur mémoire les sentiments qu'ils éprouvaient
dans le temps qu'ils marchaient dans les voies de la vertu et de la perfection;
et, semblables à de petit enfants qui ont perdu ce qu'ils chérissaient
éperdument, ils étaient inondés de larmes, et faisaient entendre des cris
capables de fendre le coeur. "Où est, s'écriaient-ils, cette admirable
pureté qui ornait nos prières ? Que sont devenues cette tendresse et cette
confiance que nous avions en Dieu, en Lui présentant nos voeux ? Où sont
à présent, ces larmes si douces que nous répandions avec tant d'abondance
? Hélas, elles se sont changées en des larmes bien amères. Qu'est devenue
cette belle espérance que nous avions de voir nos corps dans une chasteté
parfaite, nos consciences dans une pureté céleste, et nos coeurs dans
une tranquillité inaltérable ? Où trouver cette confiance si rassurante
que nous avions en notre directeur ? Que sont devenues la vertu et l'efficacité
de ses prières pour nous ? Ah, tous ces riches avantages sont comme si
nous n'en avions jamais joui, et qu'ils n'eussent jamais existé; car ils
sont dispersés, perdus, détruits et anéantis."
26. C'était ainsi, et en
répandant une grande abondance de larmes, qu'ils exprimaient le regret
d'avoir dissipé de si grandes richesses spirituelles, et, dans l'abîme
profond de leur désolation, les uns souhaitaient avec une incroyable ardeur,
d'être possédés par le plus méchant des démons, afin de souffrir davantage;
les autres demandaient à Dieu avec instance de les frapper de la honteuse
et humiliante épilepsie; les autres désiraient de devenir entièrement
aveugles et d'être changés en des monstres affreux, capables de faire
horreur aux hommes et de leur servir de spectacle, d'autres auraient voulu
perdre l'usage de leurs nerfs et de leurs muscles, et être frappés d'une
paralysie universelle; et les uns et les autres s'estimaient trop heureux,
si, en souffrant tous ces maux, ils pouvaient éviter les supplices éternels.
Quant à moi, mes chers amis, je vous avoue que je ne peux vous rendre
raison des motifs qui me faisaient demeurer avec plaisir dans cette maison
de tristesse et de pleurs; mais j'y étais si satisfait et si content,
que je ne pensais plus à moi, et si ravi d'étonnement, que je n'étais
plus maître ni de mes pensées ni de mes sentiments. Mais revenons à notre
sujet.
27. Après être demeuré un
mois dans le monastère de la Prison, comme, à cause de mon indignité,
on ne devait pas m'y supporter, je retournai au grand monastère, et j'allai
trouver le saint abbé qui y présidait. En me voyant tout autre qu'il ne
m'avait vu auparavant, et, par la pénétration de son esprit, s'apercevant
bien de l'étonnement et de l'admiration où j'étais, il comprit facilement
quelle était la cause de ma stupeur et de mon ravissement. Il me dit donc
: "Eh bien, mon cher père Jean; qu'avez-vous donc ? Avez-vous bien examiné
les combats, les travaux et les exercices de nos pénitents ?" "Oui, mon
Père, lui répondis-je, je les ai vus et admirés; et j'estime plus heureux
ces hommes qui sont tombés, mais qui pleurent et expient ainsi leurs fautes,
que ceux qui ne sont pas tombés, et qui ne pensent pas à pleurer; car
en se relevant ainsi, ils se mettent heureusement dans le cas de ne pas
retomber." "Vous avez raison", me répartit-il.
28. Cette langue qui ne sût
jamais mentir, me raconta le fait suivant : "Il y a près de dix ans, nous
avions ici un frère qui était d'une si grande piété, qui prenait tant
de soin et d'attention pour être un véritable soldat de Jésus Christ,
qui était animé d'un zèle si vif et d'une si grande ardeur dans les exercices
de la vie religieuse, qu'en le voyant dans de si belles dispositions,
je tremblais pour lui et craignais beaucoup que le démon, jaloux de ses
vertus et de ses mérites, ne se servît de son ardeur et de son zèle même
pour lui faire heurter le pied contre quelque mauvaise pierre. Or ce qui
ne manque guère d'arriver à ceux qui marchent avec trop de précipitation,
arriva malheureusement à ce frère : il fit une chute. Mais aussitôt il
vint me trouver. C'était vers le soir. Il me découvrit et me montra la
blessure qu'il avait faite à son âme; dans l'abîme de sa douleur, il me
conjura avec instance d'y appliquer le fer et le feu, et de lui ordonner
les remèdes convenables. Comme il vit que son médecin spirituel ne voulait
pas employer la rigueur et la sévérité qu'il désirait, et ce pauvre religieux
n'était pas indigne de quelque indulgence, il se jeta à mes pieds, les
arrosant de ses larmes et me conjurant de l'envoyer à la Prison, que vous
avez vue; et pour venir à bout de me gagner, il ne cessait de me répéter
qu'il était impossible qu'on puisse le dispenser d'y être condamné. Ainsi
par la violence qu'il me fit, il me força, en quelque sorte, à convertir
en rigueur et en sévérité la douceur et la tendresse que j'avais pour
lui. On vit donc dans ce religieux ce qu'on ne voit guère chez les malades,
et ce qui est contraire au cours ordinaire des choses. Aussi je lui avais
à peine accordé la permission qu'il demandait avec tant d'instance, qu'il
courut promptement vers les pénitents, pour être leur confrère et l'imitateur
de leurs travaux et de leurs larmes. La contrition que son amour pour
Dieu lui avait fait concevoir de sa faute, fut si vive et si violente,
que huit jours après qu'il fut entré dans le monastère, il partit de ce
monde pour aller devant le Seigneur; mais, avant de mourir, il eut bien
soin de demander que son corps fût privé de la sépulture. Je crus pour
cette fois, ne pas devoir céder à ses désirs. Je fis donc apporter et
déposer son corps dans le cimetière destiné à la sépulture des pères.
Or je le jugeai digne de cet honneur, puisqu'après une pénitence de sept
jours dans la Prison, Dieu l'avait trouvé capable, le huitième, de jouir
de la liberté et de la félicité des cieux. En effet, il y a un religieux
qui a su d'une manière certaine qu'avant même que cet illustre pénitent
se soit relevé de devant les pieds vils et méprisables de celui qui vous
parle, il avait reçu le pardon de son péché, et qu'il était parfaitement
réconcilié avec Dieu. Eh! N'en soyons point étonnés, car il avait dans
le coeur la même foi que la pécheresse de l'Évangile, et c'était avec
une espérance et une confiance parfaites en Dieu, qu'il avait arrosé de
ses larmes mes misérables pieds. Or tout n'est-il pas possible à celui
qui croit ?" (Mt 9,22) Quant à moi, j'ai vu des âmes souillées de péchés,
et possédées même par la folie et l'amour des plaisirs sensuels, lesquelles
néanmoins, par les exercices de la pénitence, par la présence de ceux
qui aimaient Dieu, et surtout par la considération approfondie de leur
triste état, ont changé d'affections et de sentiments, ont donné leur
coeur à Dieu, L'ont aimé uniquement, ont triomphé de toute crainte servile,
et se sont enfin livrées entièrement aux saintes ardeurs de la charité.
Aussi remarquons bien que notre Seigneur ne dit pas de la pécheresse convertie
: "Elle a beaucoup tremblé"; mais elle a beaucoup aimé." (cf. Lc 7,47).
Et que ce fut par un amour ardent pour Dieu qu'elle se délivra de l'amour
charnel et profane.
29. Après tout, illustres
Pères, je ne peux me défendre de penser que les choses extraordinaires
que je viens de vous raconter, paraîtront incroyables à bien du monde,
que d'autres les regarderont comme impossibles, et qu'enfin quelques autres
en prendront peut-être sujet de se décourager et de tomber dans le désespoir.
Mais il sera vrai aussi que les coeurs généreux et pleins de bonne volonté
et de courage, s'en serviront comme d'un aiguillon pour s'exciter à la
pratique parfaite des vertus les plus héroïques, comme d'une flèche qui
les transpercera de l'amour de Dieu et les remplira de zèle et de ferveur.
Pour ceux qui ne sont pas aussi avancés dans la piété, ces travaux leur
feront sentir de plus en plus leur tiédeur et leur négligence, et par
les reproches qu'ils seront obligés de se faire, en se comparant avec
ces fervents religieux et ces illustres pénitents, ils acquerront une
humilité profonde, feront quelques efforts pour imiter ces coeurs généreux,
et pourront peut-être enfin les atteindre. Quant à ceux qui n'ont encore
en partage que la tiédeur et la négligence, il serait imprudent pour eux
de vouloir faire comme les coeurs fervents et généreux, et marcher tout
d'un coup sur les traces de ces hommes parfaits : ce qu'ils doivent faire
pour le moment présent, c'est de ne pas abandonner ce qu'ils ont commencé,
afin de ne pas mériter que cette menace ne s'accomplisse sur eux : "On
lui ôtera même ce qu'il paraît avoir." (Mt 25,29).
30. N'oublions pas qu'une
fois que nous avons eu le malheur de tomber dans l'abîme du péché, nous
ne pouvons en sortir, à moins que les exercices d'une véritable pénitence
ne nous en retirent, et ne nous précipitent heureusement dans un abîme
d'humilité.
31. L'humilité pleine de
tristesse, laquelle règne dans le coeur des vrais pénitents, est bien
différente de celle dans laquelle sont les pécheurs que les seuls remords
de la conscience condamnent, de celle même que Dieu inspire à ceux qui
vivent dans la perfection de la vertu. Ne cherchons pas ici à exprimer
en quoi consiste l'humilité de ces hommes parfaits : nous ne pourrions
en venir à bout. Quant à l'humilité de ceux qui font pénitence, vous la
reconnaîtrez à leur patience parfaite au milieu des mépris et des humiliations.
Cependant leurs mauvaises habitudes pourront bien encore les faire tomber
dans quelques fautes.
32. Ces chutes ne doivent
pas nous surprendre; car le motif des jugements de Dieu,de même que bien
souvent la cause et le principe des fautes que l'on commet, sont couverts
d'épaisses ténèbres, sont impénétrables à l'esprit humain, et il nous
est vraiment impossible de distinguer les chutes que nous faisons par
notre propre négligence, de celles qui nous arrivent par une permission
de Dieu et de celles mêmes que nous faisons, parce que Dieu, dans sa juste
indignation, nous a livrés à notre faiblesse. J'ai entendu dire à quelqu'un
que ceux qui, par la permission de Dieu, tombaient dans quelque péché,
n'y demeuraient pas longtemps, parce que Dieu qui a permis cette chute
pour notre plus grand bien ne permet pas que nous restions sous l'esclavage
de cette faute.
33. Après nos chutes, appliquons-nous
d'une manière toute spéciale à combattre le démon de la tristesse. Il
ne manque pas de nous attaquer au moment de nos prières, afin que, nous
retraçant fortement dans notre esprit l'heureux état dans lequel nous
étions avant de pécher, il nous détourne de l'attention que nous devons
à ce saint exercice, et nous inspire le trouble et le découragement.
34. Croyez-moi, mes frères
: quand même vous feriez des fautes tous les jours, gardez-vous bien de
perdre courage, n'abandonnez pas vos exercices de piété, mais persévérez
généreusement et fortement dans le service de Dieu; et votre ange gardien
respectera votre héroïque patience et votre heureuse persévérance.
35. Faites aussi attention
à ceci : une plaie récente se guérit facilement. Mais si on la néglige,
les humeurs s'altèrent et se corrompent : elle ne se cicatrise qu'avec
peine, et souvent, pour en guérir, il faut beaucoup de soin, de temps
et de travail, et même employer quelquefois le fer et le feu, et user
d'un grand nombre de remèdes. Eh ! N'a-t-on pas vu quelques-unes de ces
plaies devenir même incurables ? Cependant Dieu, à qui rien n'est impossible,
peut nous en délivrer.
36. Voici encore une autre
remarque importante que nous devons faire ici : les démons, ces ennemis
pleins de ruse et d'artifice, avant de nous pousser au péché et pour nous
y faire tomber plus facilement, nous représentent Dieu tout rempli de
bonté et de compassion pour nous. Mais s'ils ont réussi dans leur cruel
projet, et nous ont fait violer la loi sainte du Seigneur, ils ne nous
le montrent plus que comme un juge terrible, sévère et inexorable.
37. Gardez-vous bien d'avoir
confiance à quelqu'un qui, sachant que vous vous êtes rendu coupable de
quelque faute considérable, vous suggérerait de ne pas faire attention
aux fautes légères auxquels chaque jour vous vous trouveriez exposé, et
vous dirait d'une part, par rapport à la faute considérable, qu'il serait
bien à désirer pour vous que vous ne l'ayez pas commise, et d'autre part,
par rapport aux fautes légères, qu'elles ne sont rien; car les soins multipliés
que nous employons, sont semblables aux petits présents qu'on fait. N'est-il
pas reconnu que souvent ces petits présents, à force de les multiplier,
ont apaisé la colère du souverain Juge ?
38. On doit dire que celui
qui est sincèrement résolu de satisfaire à la Justice de Dieu pour les
fautes qu'il a faites, a malheureusement perdu la journée qu'il n'a pas
consacrée aux pleurs et aux gémissements de la pénitence, quand même il
aurait pratiqué les oeuvres les plus excellentes de la piété.
39. Que ceux-là donc qui
pleurent leurs péchés, se gardent bien d'attendre l'heure de la mort,
pour s'assurer qu'ils leur ont été pardonnés; car ils n'en peuvent alors
recevoir une assurance certaine. Mais nous devons sans cesse faire cette
prière : Donne-moi, Seigneur, le doux espoir que tu m'as pardonné mes
péchés, afin que je ne sorte pas de ce monde dans la cruelle incertitude
de mon salut. (cf. Ps 38,14).
40. Cependant pour notre
instruction et pour notre consolation, nous remarquerons que les liens
du péché sont heureusement brisés dans tous ceux en qui réside l'Esprit
de Dieu; disons-en autant de ceux dans le coeur desquels règne une humilité
sincère. Ah ! Que ceux qui partent de ce monde sans avoir l'une et l'autre
de ces deux choses, ne soient pas dans une funeste illusion : qu'ils soient
au contraire bien convaincus qu'ils sont encore sous l'esclavage de leurs
péchés.
41. Tous ceux qui ont passé
leur vie dans le monde, en vivant selon son esprit et ses maximes, lorsqu'ils
quittent la vie, ne peuvent point avoir ces deux marques essentielles
de la justification, surtout la dernière. Il en est néanmoins parmi les
gens du monde qui se préparent à leur dernière heure par des oeuvres de
miséricorde et de pénitence : ils en recevront le prix et la récompense.
42. Il est bien éloigné de
s'occuper de la pénitence, des fautes de ses frères et de leur faire des
reproches, celui qui pleure amèrement ses propres péchés.
43. Un chien mordu par une
bête sauvage, se jette sur elle avec toute la fureur dont il est capable;
car la vivacité de la douleur qu'il éprouve le fait courir sur elle avec
un acharnement implacable.
44. Prenons donc bien garde
au silence que garderait notre conscience, et tremblons que ce silence
ne nous arrive parce que notre coeur est aveugle et endurci, plutôt que
parce qu'il est net et purifié.
45. Une des preuves que nous
pouvons d'ores et déjà avoir en ce monde de nous être acquitté des dettes
que nos péchés nous avaient fait contracter, c'est de croire que nous
sommes encore des coupables et des débiteurs à la Justice de Dieu.
46. Rien ne peut être comparable
aux Miséricordes du Seigneur : elles sont souverainement au dessus de
toute chose. C'est donc vouloir librement se perdre éternellement, que
de ne pas espérer en Dieu.
47. La marque véritable et
le signe non équivoque de la pénitence, c'est d'être convaincu et persuadé
qu'on mérite, soit pour le corps, soit pour l'esprit, toutes les peines,
tous les maux et toutes les afflictions qu'on endure, et qu'on mériterait
d'en souffrir encore davantage.
48. Moïse, quoiqu'il ait
vu la face de Dieu dans le buisson ardent, retourna pourtant en Égypte,
c'est-à-dire au milieu des ténèbres du siècle, pour se remettre à faire
des briques pour le service de Pharaon, qui était la figure du démon.
Cependant, il ne tarda pas de revenir auprès du buisson, et quelque temps
après il mérita de monter jusque sur la montagne sainte où Dieu avait
fixé sa demeure d'une manière visible. Quiconque comprendra la signification
de la figure suivante, ne désespérera jamais de son salut : Job, cet homme
d'une mémoire éternelle, d'un état de prospérité et de richesses extraordinaires,
tomba dans une pauvreté effrayante; et néanmoins Job devint ensuite deux
fois plus riche qu'il ne l'avait été.
49. Ils font des chutes bien
dangereuses et bien funestes ces moines lâches et négligents qui, après
leur sainte profession, tombent dans quelques fautes; car ordinairement
elles leur font perdre l'espérance de pouvoir arriver à l'heureuse paix
du coeur, et leur font croire qu'ils doivent s'estimer assez heureux,
s'ils ont le bonheur de s'en relever et d'en mériter le pardon. 50.
Mais faites attention qu'il n'est pas possible que la paresse qui nous
a séparés de Dieu, soit le moyen capable de nous ramener vers Lui; il
faut donc en prendre un autre qui puisse nous rapprocher du Seigneur.
51. J'ai vu deux religieux
dans un monastère, qui allaient à Dieu dans le même temps et par la même
voie. L'un était un vieillard exercé depuis de longues années dans les
travaux de la pénitence; l'autre était un jeune novice dans les voies
de la vie religieuse. Cependant ce dernier courait plus vite que le premier;
aussi mérita-t-il la première place dans le tombeau de l'humilité.
52. Nous devons tous prendre
garde, mais surtout nous qui sommes tombés dans le péché, de ne pas nous
laisser empoisonner l'esprit et le coeur par l'erreur contagieuse d'Origène.
Or la misérable doctrine de ce docteur sur l'excessive Bonté de Dieu pour
les hommes, est goûtée et savourée par tous ceux qui ne se plaisent que
dans les plaisirs grossiers des sens.
53. Quand à nous, croyons
que c'est dans nos méditations ferventes, et plus encore dans nos exercices
de pénitence, que s'enflammera le feu de notre prière et qu'il dévorera
la matière de nos péchés.
54. Que les pénitents que
je vous ai proposés dans ce cinquième degré, soient vos guides et vos
conducteurs; que leur pénitence et la fin qu'ils se proposaient soient
le modèle et l'image de votre pénitence et de la fin que vous devez vous
proposer, en vous consacrant à ses rigoureux mais salutaires exercices
! Et soyez assurés que pendant votre pèlerinage sur la terre, vous n'aurez
pas besoin d'un autre livre pour vous conduire et vous faire heureusement
arriver au port du salut, jusqu'à ce qu'enfin Jésus Christ le Fils unique
de Dieu, et Dieu Lui-même, ne vous apparaisse et ne vous éclaire de ses
lumières dans la résurrection qu'aura produite une véritable et sincère
pénitence. Amen.
Vous êtes monté par la pénitence sur le cinquième degré; vous avez donc
par son secours purifié les cinq organes de votre corps, et, par des satisfactions
volontaires, vous avez évité les peines et les supplices que vous aviez
mérité de souffrir dans l'éternité.
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