1.
La pensée précède nécessairement les paroles qui l'expriment. C'est ainsi
que la pensée de la mort et le souvenir des péchés précédent les larmes
et les gémissements que l'une et l'autre font répandre; c'est pourquoi
nous allons parler de ces deux choses dans ce lieu, selon leur ordre et
leur rang.
2. Ainsi nous disons que
la pensée de la mort est une espèce de mort quotidienne, et que le souvenir
de notre dernière heure est un gémissement continuel.
3. Ce fut la désobéissance
de l'homme, qui donna naissance à la crainte de la mort, et c'est pour
cette raison que la crainte de la mort nous est devenue, en quelque sorte,
naturelle. Mais savez-vous ce que nous démontre cette crainte ? C'est
que notre âme n'est pas parfaitement lavée ni purifiée par les larmes
et les austérités de la pénitence.
4. Le Christ, pour nous apprendre
qu'il est Dieu et homme tout ensemble, et pour nous enseigner que les
attributs de la nature divine et de la nature humaine sont son partage,
s'est effrayé à la vue de la mort; mais ce divin Sauveur ne l'a pas redoutée.
5. Or, comme de tous les
aliments dont nous nourrissons nos corps, c'est le pain qui nous est le
plus nécessaire; de même, de toutes les choses qui doivent nourrir et
faire vivre notre âme, rien ne lui est plus nécessaire que le souvenir
et la pensée de la mort.
6. C'est la pensée de la
mort qui a fait embrasser aux moines qui vivent en communauté, tous les
travaux et toutes les austérités de la pénitence; c'est elle qui leur
fait aimer avec délices les mépris et les humiliations; c'est encore la
pensée de la mort qui fait que les solitaires qui vivent dans les déserts
et loin de tout tumulte, ont généreusement renoncée à tout soin pour les
choses présentes, afin de se consacrer uniquement aux saints exercices
de la prière et de la méditation, et de veiller assidûment sur leur esprit
et sur leur coeur. Or ces vertus sont également filles et mères de la
pensée de la mort.
7. Mais observons ici que,
bien que l'étain ait beaucoup de ressemblance avec l'argent, on le distingue
néanmoins facilement, si on le rapproche de ce dernier métal; de même
ceux qui ont quelque expérience dans les choses qui regardent le salut,
savent bien mettre une différence essentielle entre la crainte de la mort
produite par un sentiment et un mouvement de la nature, et la crainte
de la mort causée par l'impression de la grâce.
8. La preuve certaine et
indubitable que nous craignons la mort par un mouvement de la grâce, c'est
lorsque cette crainte nous porte à nous dépouiller de toute affection
pour les choses créées, et nous fait renoncer parfaitement à notre propre
volonté.
9. Il est louable de penser
tous les jours à la mort, comme si chaque jour elle devait nous frapper;
mais c'est une marque de sainteté, de la désirer et de l'attendre.
10. Gardons-nous cependant
de croire que tout désir de la mort soit bon et salutaire : car il en
est qui souhaitent la mort, parce qu'ils se voient, par des penchants
qu'ils n'ont pas encore pu vaincre entièrement, et par des habitudes dont
il ne leur a pas été possible de se corriger parfaitement, exposés sans
cesse à faire de nouvelles chutes et de nouveaux péchés; il en est d'autres
qui ne désirent la mort que par un mouvement de désespoir : ce sont des
gens qui ne veulent pas faire pénitence; il en est encore d'autres qui
appellent la mort, parce qu'ils se croient affranchis de la servitude
de leurs passions, et qu'ils sont parvenus à l'impassibilité; enfin il
en est d'autres qui, mus et conduits par le mouvement et les lumières
du saint Esprit, désirent de sortir de ce monde. Mais ces derniers sont
bien rares.
11. Quelques-uns sont en
peine, et voudraient savoir pourquoi Dieu, vu que la pensée de la mort
est si salutaire, n'a pas voulu que nous connaissions le moment où elle
doit nous frapper. Mais ces personnes ne considèrent pas que Dieu, en
Se conduisant de la sorte, n'a eu en vue que le plus grand intérêt de
notre salut. En effet, si l'heure de la mort était connue, quel serait,
parmi les hommes, celui qui s'empresserait de recevoir le baptême, de
se convertir et d'embrasser la vie religieuse ? Hélas ! la plupart passeraient
leur vie dans le crime; et ce ne serait qu'à la dernière heure, qu'ils
penseraient à recourir aux eaux saintes du baptême ou de la pénitence.
12. Vous qui pleurez vos
péchés, gardez-vous bien des ruses du démon : il cherchera à vous tromper,
en vous inspirant que Dieu est bon et miséricordieux. C'est une vérité
que nous ne devons savoir que pour nous préserver du désespoir; mais le
démon, en vous la suggérant, veut par là bannir de votre coeur l'horreur
et la douleur de vos péchés, et vous faire perdre la crainte de Dieu,
laquelle, seule, donne la véritable sécurité.
13. Savez-vous à qui l'on
doit comparer ceux qui, voulant nourrir dans leur âme la pensée de la
mort et le souvenir du jugement dernier, ne laissent pas de s'embarrasser
dans toute sorte de soins et d'occupations profanes ? comparez-les hardiment
à des personnes qui prétendraient nager sans avoir les pieds et les mains
en liberté.
14. La pensée de la mort,
que nous devons regarder pour véritable et efficace, c'est celle qui éteint
en nous l'intempérance; car, une fois qu'on a triomphé de cette passion,
on vient facilement à bout de vaincre les autres.
15. L'insensibilité du coeur
produit l'aveuglement dans une âme; mais la multitude des viandes fait
tarir entièrement la source des larmes; et la soif, la faim et les veilles
affligent le coeur; mais un coeur affligé et mortifié selon Dieu répand
des larmes abondantes et salutaires. Sans doute ces vérités paraîtront
dures à ceux qui aiment la bonne chère, et impraticables à ceux qui vivent
dans les bras de la paresse, mais un coeur fervent et généreux les goûtera
et les pratiquera avec joie; et par l'habitude qu'il en aura acquise,
il y sera fidèle avec une indicible facilité. Celui qui ne cherchera à
les connaître que pour en parler, n'y trouvera que peine et tristesse.
16. Comme nos pères enseignent
communément que la charité parfaite est exempte de chute, je dis de même
que la parfaite méditation de la mort est exempte de toute crainte.
17. Une âme, qui cherche
tous les moyens d'assurer son salut, s'occupe sans cesse de plusieurs
pensées très salutaires : elle pense à l'amour que Dieu lui porte, à la
mort, à la présence de Dieu, au royaume céleste, à la ferveur des martyrs;
mais c'est surtout la pensée dé Dieu réellement présent partout, qui l'absorbe
entièrement. C'est pour cela qu'elle médite sans cesse ces paroles : "Je
regardais continuellement le Seigneur, et je l'avais toujours présent
devant mes yeux." (Ps 15,8). Elle ne perd pas de vue le souvenir des anges
et des puissances célestes, ni sa dernière heure en ce monde, ni le moment
terrible où elle comparaîtra an tribunal du souverain Juge, ni les supplices
éternels, ni enfin la sentence qui y condamnera les pécheurs. Telles sont
les grandes vérités dont s'occupent les âmes qui veulent servir Dieu.
Nous avons d'abord présenté celles qui doivent nous paraître les plus
respectables, et nous avons ensuite rappelé celles qui sont les plus capables
de nous inspirer l'horreur du péché et de nous empêcher d'y tomber.
18 Un certain moine d'Égypte
me raconta un jour ce qui lui était arrivé à lui-même. Il me .dit qu'il
avait si profondément gravé dans son coeur le souvenir et la pensée de
la mort, et que cette pensée lui faisait une impression si vive et si
puissante, qu'ayant voulu procurer quelque soulagement à son corps, qui
en avait un grand besoin, cette pensée, comme un juge inexorable, s'y
opposa victorieusement; et, ce qui vous paraîtra plus étonnant encore,
m'ajouta-t-il avec une admirable simplicité, c'est qu'ayant essayé pour
un instant de rejeter cette pensée, je n'en pus venir à bout.
19. J'ai connu un autre moine
qui demeurait dans un lieu appelé Tholas. Or la pensée de la mort lui
faisait souvent perdre tout sentiment; vous auriez cru, en le voyant,
ou qu'il était évanoui, ou qu'il était tombé en épilepsie : nombre de
fois les frères du monastère l'ont trouvé dans cet état, et l'emportaient
comme un mort.
20. Je ne peux pas non plus
ne pas vous raconter ce qui est arrivé à un solitaire, du nom d'Hésychius,
de la montagne de l’Horeb. Ce pauvre solitaire eut le malheur de passer
les trois premières années de sa retraite dans l'oubli entier de son salut,
et de négliger tous les exercices de la vie religieuse. Enfin Dieu le
frappa d'une maladie si grave, que pendant une heure entière, on crut
qu'il était mort. Mais revenu à lui-même, il nous conjura tous avec instance
de nous retirer, et de le laisser seul. Nous lui obéîmes, et aussitôt
il ferma sur lui la porte de sa cellule, et y demeura tellement reclus,
que pendant l'espace de douze ans qu'il vécut encore, il n'échangea jamais
aucune parole avec personne, et ne se nourrit que d'un peu de pain et
d'eau qu'on lui apportait; il était toujours assis à la même place et
n'en changea jamais; il repassait si fortement dans son esprit les choses
terribles qu'il avait vues dans la vision qu'il avait eue, que son corps
fut toujours dans la même position et la même attitude, et que toujours
frappé de la même terreur et hors de lui-même, il gardait le silence le
plus parfait, et pleurait à chaudes larmes. Enfin comme, nous connûmes
qu'il touchait à sa dernière fin, nous enfonçâmes la porte de sa cellule,
pour entrer et lui demander plusieurs choses que nous désirions savoir.
Mais ce fut en vain : nous ne pûmes avoir de lui que cette seule parole
: Pardonnez-moi, mes frères; je ne peux rien vous dire, sinon qu'il est
impossible qu'il ose pécher celui qui aura la pensée de la mort fortement
gravée dans l'esprit. Cette réponse nous frappa d'étonnement, et nous
ne pouvions pas assez admirer comment un homme dont nous avions dans le
temps tous connu la paresse et la négligence, eût été si promptement changé
et transformé en un autre homme, et qu'il eût acquis une si grande perfection
et une sainteté si prodigieuse. Il mourut, et nous l'ensevelîmes dans
le cimetière qui était auprès du monastère. Le lendemain nous allâmes
visiter son tombeau, pour voir le saint corps de ce solitaire; mais il
n'y était plus. C'est sans doute pour donner aux hommes une excellente
leçon, que Dieu permit cette merveille : il voulut faire comprendre à
ceux qui, après avoir abandonné la vertu et négligé leur salut, se convertissent
avec sincérité et embrassent une nouvelle vie, combien la pénitence de
ce solitaire lui avait été précieuse et agréable, et par conséquent, combien
il agréerait le repentir et la pénitence de tous les pécheurs.
21. Comme on dit ordinairement
qu'un gouffre est une profondeur d'eau qu'on ne peut sonder, et que c'est
pour cette raison qu'on lui donne ce nom; de même la pensée de la mort
produit en nous un abîme sans fond de pureté et de bonnes oeuvres. C'est
ce que nous démontre très bien le fait que je viens de vous raconter;
car le pénitents qui, comme ce saint homme, ont continuellement dans l'esprit
l'image de la mort, sentent augmenter en eux la crainte et la frayeur
qu'elle leur inspire, jusqu'à ce qu'enfin elle les consume jusqu'à la
moelle des os.
22. Au reste, ainsi que nous
devons le sentir, soyons bien persuadés que cette crainte n'est pas un
des moindres bienfaits que nous ayons reçus de Dieu : car n'est-il pas
vrai, et notre propre expérience ne nous l'atteste-t-elle pas, que souvent,
même au milieu des tombeaux, nous avons été d'une insensibilité de fer,
et que nous n'avons pas répandu la plus petite larme; tandis que d'autres
fois, sans être au milieu des morts, et sans la vue de la triste image
de la mort, nous avons vers des torrents de pleurs ?
23. Celui-là donc pense véritablement
à la mort, lequel a fait mourir en lui-même toute affection pour les créatures
et pour les choses du monde; mais il ne cesse de se tendre des pièges
à lui-même, celui qui est encore dominé par des désirs profanes.
24. N'usez pas de paroles
pour faire savoir aux personnes que vous chérissez, que vous les aimez
d'un amour bien affectueux; contentez-vous seulement de demander à Dieu
de leur faire connaître de la manière qui lui conviendra, les sentiments
de charité et de tendresse que vous avez pour elles; car si vous en agissiez
autrement, tout le temps de votre vie ne suffirait pas pour témoigner
à vos amis l'affection que vous leur portez, et pour vous exciter à la
componction et à la douleur de vos péchés.
25. Ne vous laissez pas tromper,
ô vous qui vous êtes loué pour travailler à la vigne du Seigneur, et n'allez
pas croire faussement que vous pourrez racheter le temps par le temps;
car chaque jour ne peut nous suffire pour nous acquitter des dettes que
nous contractons à chaque instant.
26. Aussi un Père nous déclare
que de faibles mortels, comme nous, ne peuvent passer un seul jour de
leur vie d'une manière sainte et louable, s'ils ne se représentent pas
vivement que ce jour est le dernier de leur existence ici bas. Et ce qui
doit nous surprendre, c'est que des écrivains, dans le sein même du paganisme,
ont dit quelque chose de semblable : car ils ont écrit quelque part que,
l'amour de la sagesse n'était autre chose que la pensée de la mort. Quiconque
sera monté sur ce sixième degré, ne se laissera plus tomber dans le péché,
d'après cet oracle divin : Rappelez-vous vos fins dernières, et vous ne
pécherez jamais. (Sir 7,36).
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1. La tristesse
selon Dieu, est une affliction du coeur et un sentiment de douleur qu'éprouve
une âme pénitente : sentiment ineffable qui lui fait rechercher avec ardeur
ce qu'elle désire avec transport; qui, lorsqu'elle n'a pu obtenir ce bien
désirable, le lui fait poursuivre avec d'incroyables travaux, et qui,
lorsqu'elle voit qu'elle ne peut l'obtenir, lui fait pousser des cris
de douleur et des gémissements lamentables.
2. Si vous voulez, cette
tristesse est un aiguillon précieux de l'âme qui, par les heureuses piqûres
qu'il lui fait, la délivre et la purifie de toutes les affections terrestres,
et qui, par la douleur qu'il lui cause, la fixe et l'attache uniquement
à veiller sur elle-même et à prendre soin de son salut.
3. La componction que les
moines appellent componction religieuse, est un remords de la conscience
par lequel celle-ci force une âme à s'accuser intérieurement coupable
et criminelle, et par cette confession intérieure l'embrase d'un feu tout
divin, et lui procure un merveilleux rafraîchissement.
4. Or cette confession fait
encore qu'on oublie les besoins de la nature, selon cette parole de David
: "J'ai oublié de manger mon pain et de prendre ma nourriture." (Ps 101,5)
5. La pénitence est une joyeuse
et agréable renonciation à toute sorte de consolations humaines.
6. Le silence et la tempérance
sont l'heureux partage de tous ceux qui font des progrès dans cette tristesse
salutaire. La douceur et l'oubli des injures ornent le coeur des personnes
qui, par des combats soutenus avec courage, ont obtenu quelque victoire;
enfin ceux qui sont heureusement parvenus à la perfection de cette bienheureuse
tristesse, sont remplis d'affection et d'amour pour la pratique de la
plus profonde humilité, sont dévorés d'une soif ardente pour les mépris
et les humiliations, d'une faim violente pour toutes les choses qui alarment
et font crier la nature; du reste, ils brûlent pour leurs frères d'une
charité si pure et si forte, que, non seulement ils les excusent dans
les fautes qu'ils leur voient commettre, mais que leur coeur est touché
à leur égard d'une compassion toute céleste. Nous devons approuver ceux
qui ont fait quelques progrès, louer ceux qui ont remporté quelques victoires,
et proclamer heureux ceux qui sont affamés d'humiliations et de souffrances
: car ces derniers seront rassasiés de cette nourriture céleste qui n'inspire
jamais du dégoût.
7. Si donc vous avez eu le
bonheur d'obtenir le don des larmes, employez tous les moyens capables
de vous le conserver. Car, de même que la cire se fond facilement au feu,
ainsi ce don, quand il n'a pas encore poussé des racines profondes dans
une âme, s'y perd et disparaît bien vite par les inquiétudes de l'esprit,
par les soins qu'on prend du corps, par les plaisirs sensuels, et surtout
par la démangeaison de parler, par la légèreté et par la pétulance.
8. Et, oserons-nous le dire
? Cette heureuse source de larmes est, en quelque sorte, plus forte et
plus puissante que les eaux du baptême. En effet, le baptême nous purifie
des fautes dont nous sommes coupables avant de recevoir ce sacrement;
mais le don des larmes nous purifie de toutes les fautes que nous pouvons
ensuite commettre dans le cours de notre vie. Le baptême que nous avons
reçu dans notre enfance, nous avait conféré une grâce infiniment précieuse,
et nous avait placés dans un état tout surnaturel; mais les péchés dans
lesquels nous sommes misérablement tombés, nous ont fait perdre cette
grâce inestimable et cet heureux état; et le don des larmes nous fait
recouvrer cette grâce, et rétablit, en quelque sorte, notre baptême en
nous. Avouons qu'ils seraient bien rares les hommes qui pourraient parvenir
au salut, si Dieu, dans son infinie Bonté, n'eût pas accordé ce don des
larmes.
9. Voyez comme les gémissements
et l'affliction d'un coeur contrit et repentant pénètrent jusqu'au trône
de Dieu; comme les saintes larmes que fait répandre la crainte du Seigneur,
sont comme des députés que nous envoyons devant nous pour lui demander
grâce et miséricorde; et comme celles que son Amour nous fait verser,
nous donnent une délicieuse assurance que nos prières et notre repentir
lui ont été agréables.
10. Mais remarquons bien
que, si rien n'est plus conforme ni plus favorable à la véritable humilité
que les larmes d'une pénitence sincère, rien aussi ne lui est plus contraire
et plus nuisible que la dissipation d'une joie mondaine.
11. Conservez donc, autant
que vous en serez capable, la tristesse salutaire d'une sainte componction;
elle vous procurera la joie solide et véritable; ne cessez de l'augmenter
et de la perfectionner en vous jusqu'à ce qu'elle vous ait dégagé de toutes
les choses de la terre, purifié votre âme de toutes ses souillures, et
présenté au Christ votre sacrifice tout pur et tout saint.
12. Efforcez-vous continuellement
et par la mortification de vos sens, et par le recueillement de votre
esprit, et par une profonde méditation, de vous représenter fortement
cet abîme immense, cette fournaise embrasée par des flammes ténébreuses,
ce juge sévère et inexorable, ce vaste chaos des feux éternels, ces descentes
étroites et obscures de ces lieux souterrains, de ces maisons désespérantes
et de ces gouffres profonds. Oui, gravez avec force dans votre esprit
l'idée et l'image de toutes ces choses effrayantes, et d'autres semblables,
afin que, si votre coeur se portait malheureusement à une vie molle et
relâchée, frappé d'une juste terreur, il s'applique à se procurer une
chasteté incorruptible, et que, par les sentiments d'une tristesse salutaire
il puisse jouir des lumières spirituelles, et devenir plus pur et plus
lumineux que les flammes les plus pures et les plus resplendissantes.
13. Lorsque vous vous livrez
au saint exercice de la prière, soyez devant Dieu comme un criminel devant
son juge; tremblez et faites en sorte que, par l'humble posture de votre
corps, mais plus encore par les dispositions intérieures de votre âme,
vous ayez le bonheur d'apaiser sa juste Indignation : car Il ne peut pas
rejeter une âme qui se présente à Lui de la même manière que cette veuve
désolée dont il est parlé dans l'Évangile, et qui, par la ferveur et la
persévérance de sa prière, continue de frapper à la porte de sa Bonté
suprême.
14. Celui qui a reçu le don
des larmes se trouve bien, pour pleurer ses péchés, dans quelque lieu
que ce soit; mais celui qui ne pleure que par des motifs humains, choisira
les endroits qui conviendront à ses dispositions naturelles, et se réjouira
d'avoir des témoins de ses larmes.
15. Comme un trésor qui est
caché est moins exposé à la rapacité des voleurs que celui qui est à la
vue de tout le monde; de même les larmes intérieures sont moins exposées
à se perdre que les larmes extérieures.
16. Gardez-vous bien d'imiter
ceux qui ensevelissent leurs morts : vous les voyez pleurer un moment
sur leurs tombeaux, et un instant après vous les rencontrez dans une ivresse
complète. Figurez-vous donc que vous travaillez avec ceux qu'on a condamnés
aux mines, et qui à toute heure sont cruellement frappés par les personnes
chargées de les surveiller.
17. Celui qui tantôt pleure,
et tantôt se livre à la joie et au plaisir, ne ressemble que trop à un
homme qui, pour se débarrasser d'un chien errant, lui jette du pain au
lieu de lui jeter des pierres : n'est-il pas évident que tout en faisant
semblant d'éloigner cet animal, il l'engage à s'attacher à lui et à le
suivre ?
18. Vous donc, qui pleurez
vos péchés, soyez ennemis de toute ostentation, et appliquez-vous uniquement
à la garde de votre coeur. Les démons redoutent autant les personnes qui
vivent dans le recueillement et la vigilance, que les voleurs craignent
les chiens pendant la nuit.
19. Mes amis, Dieu, en nous
appelant à la vie monastique, ne nous a pas appelés à des noces pour nous
y livrer à la joie; mais Il veut que nous nous pleurions nous-mêmes.
20. Il en est qui, par une
erreur pitoyable, lorsqu'ils répandent des larmes de douleur et de repentir,
se font violence pour ne penser à rien. Ils ignorent que les larmes, sans
les bonnes pensées, peuvent convenir à des créatures privées de raison,
mais absolument pas à des créatures douées d'intelligence et de raison;
car les larmes ne naissent-elles pas de la pensée ? et n'est-ce pas l'esprit
et la raison qui produisent les pensées ?
21. Lorsque vous allez prendre
votre repos, ayez soin de vous mettre dans la même position dans laquelle
vous serez au tombeau, et vous goûterez moins les douceurs du sommeil.
Quand vous serez à table, pensez à cette table triste et funèbre où vous
servirez vous-même de nourriture aux vers et vous serez moins tenté, de
vous livrer à la sensualité. Vous sentez-vous pressé de soif, et vous
soulagez-vous ? Souvenez-vous de cette soif dévorante que souffrent les
damnés au milieu des flammes de l'enfer, et vous ferez violence à la nature,
en ne lui accordant pas tout ce qu'elle demande.
22. Notre Seigneur nous éprouve-t-il
par des humiliations déshonorantes et honorables tout à la fois ? Nous
fait-il des reproches amers, et nous inflige-t-il des pénitences rigoureuses
? Rappelons de suite en notre mémoire cette sentence foudroyante du souverain
Juge : "Retirez-vous de moi, maudits" (Mt 25.41), et ce souvenir, comme
une épée à deux tranchants, percera et fera mourir en nous les injustes
et funestes sentiments de tristesse et d'amertume, et nous portera fortement
à vivre dans la patience et la résignation.
23. Le temps, au rapport
du saint homme Job, fait retirer la mer (cf. Job 14,11), et le temps par
le moyen de la patience, nous fera acquérir et perfectionnera en nous
les vertus dont nous venons de parler.
24. Que la pensée des flammes
éternelles vous accompagne le soir, lorsque vous vous mettez au lit; que
le matin elle préside à votre réveil, et soyez bien assuré que la paresse
et la négligence ne seront jamais le partage de votre coeur; vous en serez
surtout préservé pendant vos prières et la récitation des psaumes.
25. Que les soins que vous
prendrez de votre corps, et l'habit monastique que vous portez, vous excitent
à pleurer vos fautes; car ceux qui portent le deuil, se revêtent d'habits
de couleur minime. Si vous ne pleurez pas, pleurez au moins de ne pouvoir
pas pleurer; et si vous pleurez, que ce soit parce que vos péchés vous
ont fait perdre l'état heureux dans lequel vous étiez par la grâce et
l'amitié de Dieu, et qu'ils vous ont réduit à l'état pénible où vous vous
trouvez.
26. Dans nos pleurs et dans
notre pénitence, comme dans toute autre chose, Dieu, qui est un juge plein
de clémence et d'équité, aura égard à notre faiblesse. Il m'est arrivé
plus d'une fois de voir des personnes qui, ne versant que très peu de
larmes, les répandaient avec une si grande douleur, qu'on les aurait prises
pour des gouttes de sang, et d'en voir d'autres qui pleuraient abondamment
et sans effort. Or j'estime plus la violence de la douleur que l'abondance
des larmes; et je crois que Dieu même n'en juge pas autrement.
27. Il ne convient pas à
ceux qui pleurent, de traiter et de s'occuper de matières relevées et
de questions théologiques : une pareille occupation pourrait fort bien
faire tarir la source de leurs larmes; car celui qui s'applique à ces
sciences, est semblable à un docteur gravement assis dans une chaire pour
donner avec autorité des leçons aux autres; tandis que celui qui pleure
ses fautes, ne doit avoir de la ressemblance qu'avec un homme assis sur
le fumier et couvert d'un sac et d'un cilice. C'est pour cette raison
que David, quelque grande que fût sa science et quelque profonde que fût
sa sagesse, répondit et ceux qui lui demandaient à chanter des cantiques
: "Comment pourrions-nous chanter des cantiques à la louange du Seigneur,
dans, une terre étrangère"; (Ps 136,4), c'est-à-dire dans le pays où nos
péchés nous ont conduits en captivité.
28. Dans le cours naturel,
il est des choses qui ont du mouvement par elles-mêmes; mais il en est
d'autres qui ne le reçoivent que d'une cause étrangère. Or dans la pénitence
de nos péchés, il y a des larmes qui coulent toutes seules de nos yeux;
mais aussi il y en a que nous ne répandons qu'avec effort et violence.
Quand donc sans mouvement et sans peine nous nous trouvons attendris,
et que nous répandons avec abondance des larmes d'une douceur céleste,
c'est à ce moment heureux que nous devons nous hâter de courir vers le
Seigneur; car c'est une preuve que, sans L'en avoir prié, il est venu
à nous pour nous faire présent de l'éponge mystérieuse de la tristesse
qui lui est agréable, pour créer en nous une source d'eau rafraîchissante,
et pour nous faire don de ces larmes heureuses qui effacent nos péchés
sur le livre de son éternelle Justice. Conservons-le précieusement avec
le plus grand soin, et gardons-le jusqu'à ce qu'Il juge à propos de nous
le retirer Lui-même; car cette douleur, que sa grâce produit en nous,
a bien plus de vertu pour nous purifier de nos fautes que celle que nous
exciterions nous-mêmes dans nos coeurs par beaucoup d'efforts et de violence.
29. Il n'a sûrement pas reçu
de Dieu le don des larmes, celui qui pleure quand il veut, mais celui
qui pleure ce qu'il veut pleurer, ou plutôt, qui pleure les choses que
Dieu veut qu'il pleure.
30. Il n'arrive que trop
qu'aux larmes de la pénitence nous mêlons les larmes de la vaine gloire,
qui est si odieuse à Dieu. C'est la prudence et la véritable piété qui
nous font connaître cette fausse tristesse. Eh ! Comment pourrions-nous
compter sur la sincérité de nos larmes, si, tout en les répandant, nous
négligeons de nous corriger de nos défauts ?
31. La vraie componction
est exempte de toute enflure du coeur et de toute vanité à elle ne nous
procure aucune consolation humaine, mais elle nous entretient continuellement
dans la pensée de notre dernière heure, et nous fait attendre de Dieu,
seul Consolateur des humbles de coeur, les consolations et les douceurs
ineffables qui doivent être pour nous un bain de rafraîchissement et de
paix.
32. Tous ceux qui ont reçu
cette divine et consolante affliction, ont une sainte aversion pour la
vie présente, la regardent comme la source et le principe funestes de
toutes leurs peines et de toutes leurs misères, et sont animés contre
leurs propres corps de la même haine qu'on a contre un ennemi qui veut
nous perdre.
33. Si donc nous apercevons,
dans ceux qui croient eux-mêmes être vraiment affligés selon Dieu, quelques
mouvements de colère et quelques sentiments d'orgueil, nous pouvons, sans
craindre de nous tromper, juger que leurs larmes ne sont pas sincères
et qu'elles ne sont pas produites par une véritable componction; car,
comme le dit saint Paul : "Qu'y a-t-il de commun entre la lumière et les
ténèbres" (2 Cor 6,14) ?
34. La vraie componction
répand des consolations dans les âmes; la fausse n'y produit que l'orgueil.
35. De même que le feu consume
la paille, ainsi les larmes sincères consument et font disparaître entièrement
les souillures visibles ou invisibles de l'âme.
36. Plusieurs pères n'hésitent
pas de prononcer que ce n'est pas une chose peu difficile que de distinguer
les larmes qui sont sincères, de celles qui ne le sont pas, principalement
dans les personnes qui commencent leur pénitence, et que le discernement
qu'on en fait, est rempli de ténèbres et d'obscurité; car, disent-ils,
elles peuvent être produites par plusieurs causes différentes : c'est
tantôt par un sentiment tout naturel, tantôt par un sujet louable, et
tantôt par une cause blâmable; ici c'est la vaine gloire, c'est un amour
déréglé et profane qui en sont le principe; là c'est l'amour de Dieu,
c'est la pensée de la mort, ce sont plusieurs autres bonnes considérations
qui les produisent.
37. Or après nous être servis
de la crainte de Dieu pour découvrir et connaître quelle est la source
de celles que nous répandons, tâchons de nous procurer celles que fait
verser la pensée de notre dernière heure, car elles sont pures et sincères,
ces sortes de larmes; elles ne sont susceptibles ni de vanité ni d'illusion,
elles purifient notre âme et allument dans nos coeurs le feu du saint
amour de Dieu; enfin elles effacent nos péchés, et nous procurent le bien
inestimable de la paix du coeur.
38. Gardons-nous d'être surpris
et étonnés, si quelquefois des larmes produites par une douleur sincère
du péché et par une autre cause bonne et non suspecte deviennent cependant
mauvaises et condamnables; mais ce qui doit nous frapper d'étonnement,
c'est de voir que des larmes qui, dès le commencement, n'ont eu qu'un
mauvais principe et une source empoisonnée, aient pu devenir saintes et
surnaturelles. Les personnes portées à la vaine gloire, ne manqueront
pas de comprendre ce que nous voulons dire.
39. Ne comptez pas sur l'abondance
de vos larmes, si vous ne vous sentez pas purifié de vos péchés. Le vin
qu'on vient de tirer du pressoir, ne mérite ni blâme ni louange.
40. Personne ne doute que
les larmes produites par la grâce de Dieu ne nous soient souverainement
utiles et salutaires; mais ce ne sera qu'à la mort que nous en connaîtrons
parfaitement l'utilité et les avantages précieux.
41. Celui donc qui passe
sa vie à répandre des larmes constamment agréables à Dieu, célèbre tous
les jours de nouvelles fêtes spirituelles; tandis que celui qui coule
ses jours dans les plaisirs et dans les joies profanes, pleurera dans
les siècles infinis de l'éternité.
42. Eh quoi ! Les criminels
peuvent-ils goûter quelque plaisir dans la prison ? Comment donc les véritables
moines en auraient-ils sur la terre ? Et n'est-ce pas dans ce sentiment
que parlait ce grand pénitent, si célèbre par la sincérité et la pureté
de ses larmes, lorsqu'il disait : "Tirez, Seigneur, mon âme de ce lieu,
où je suis enfermé" (Ps 141), afin que je tressaille d'allégresse dans
le sein de votre lumière incompréhensible.
43. Soyez au milieu de votre
coeur comme un général au milieu de son armée; ordonnez-lui avec une autorité
absolue toutes les pratiques de la plus profonde humilité. Ainsi que,
quand vous commanderez à la joie de se retirer de vous, en lui adressant
ces paroles : va-t'en, elle s'en aille; et que quand vous direz aux larmes
: venez, elles arrivent; et à votre corps, qui est votre esclave : fais
cela, il le fasse (cf. Mt 8,9).
44. Quiconque s'est revêtu
du don des larmes comme d'une robe nuptiale, sentira quelle est la douceur
inexprimable, de la joie spirituelle.
45. Quel est le moine qui
ait si saintement vécu, pour pouvoir dire que, depuis qu'il est entré
en religion, il n'a pas perdu un seul jour, une seule heure, ni un seul
moment; mais qu'il a consacré au service de Dieu sa vie tout entière,
dans la pensée qu'un jour passé ne revient plus ?
46. Ce moine est vraiment
heureux, lequel, par la vivacité de sa foi, peut contempler la beauté
des anges, et jouir ainsi de la société de ces Intelligences célestes;
mais il est bien autrement heureux celui qui, par la méditation de la
mort, par le souvenir amer de ses péchés, et par les larmes abondantes
de sa fervente pénitence, s'est mis dans l'état heureux de ne plus retomber
dans le péché. Or on pourrait difficilement, je crois, me persuader que,
pour arriver à la perfection du premier état, il ne faille pas auparavant
avoir passé par le second état dont nous venons de parler.
47. J'ai vu des pauvres dont
la hardiesse a été au point de s'adresser directement à des rois, et qui
les ont pressés avec des paroles si ingénieuses et des manières si engageantes,
qu'ils les ont attendris sur leur misérable position et les ont portés
à prendre pitié de leur misère. Mais j'ai vu aussi des pauvres d'une autre
espèce, lesquels, manquant absolument de vertu, se sont adressés au Roi
du ciel. Ils réclamaient son secours et ses faveurs avec une persévérance
et, une assiduité qu'on pourrait appeler importunes : ils n'employaient
pas pour cela des expressions choisies et étudiées, mais se contentaient
de lui exposer leurs nécessités pressantes avec une modestie parfaite,
une humilité profonde et une crainte respectueuse; ils ne cessaient de
Lui exprimer les sentiments de leur indignité, et de lui répéter avec
l'accent d'une douleur profonde et d'une conviction entière, qu'ils ne
méritaient pas d'être écoutés ni d'être exaucés; et cependant cette violence
qu'ils lui ont faite, en agissant ainsi, L'a en quelque sorte forcé d'avoir
compassion d'eux, et de leur accorder ce qu'ils lui demandaient.
48. Celui qui sent de la
vanité, parce qu'il a reçu le don des larmes, et qui condamne les autres,
parce qu'ils en sont encore privés, ressemble parfaitement à un sujet
qui demanderait des armes à son souverain, et qui, les ayant obtenues,
au lieu de s'en servir contre les ennemis de son prince, s'en servirait
pour se percer et se donner la mort.
49. N'oublions pas ici que
Dieu n'a pas besoin de nos larmes, et qu'Il n'aime pas à voir que les
inquiétudes et la tristesse dévorent et consument nos coeurs; mais qu'Il
désire qu'embrasés du feu sacré de son Amour, nous goûtions et savourions
les délices d'une joie toute pure et toute spirituelle.
50. Ôtez, le péché de votre
coeur, et vous n'aurez plus de motifs de répandre des larmes. Pour quelle
raison mettrait-on un emplâtre sur un des membres d'une personne qui n'a
reçu aucune blessure ? Adam versa-t-il des pleurs avant sa fatale désobéissance
? Les justes en répandront-ils après la résurrection et l'abolition entière
du péché ? N'est-il pas écrit qu'alors "il n'y aura ni pleurs, ni gémissements,
ni douleur, ni affliction" (Apoc 21,4).
51. J'ai vu des personnes
qui paraissaient être sans tristesse, quoique réellement elles fussent
très affligées; mais à l'extérieur vous les auriez prises pour des gens
dans la joie, et non dans l'affliction. Or l'Amour de Jésus Christ les
a mises à l'abri de tout danger; les démons ne leur peuvent rien, car
on peut leur appliquer ces paroles : "Le Seigneur éclaire les ténèbres
des aveugles." (Ps 145,8)
52. Souvent aussi il arrive
que les larmes donnent de la vanité à ceux qui n'ont qu'une vertu faible
et chancelante. Aussi par un trait admirable de sa Providence, Dieu les
prive de ce don qui leur devient funeste, afin qu'en le désirant et en
le demandant, ils s'affligent et se condamnent eux-mêmes, qu'ils vivent
dans les soupirs et les gémissements, dans la douleur et la tristesse,
dans de dures inquiétudes et dans une déchirante anxiété; car, dans les
desseins de Dieu, toutes ces peines qu'ils endurent, leur tiennent lieu
du don des larmes, et, quoiqu'il leur semble n'en retirer aucun fruit,
elles leur sont infiniment avantageuses.
53. En observant attentivement
les divers artifices du démon, nous verrons que très souvent il nous fait
tomber dans une illusion bien funeste et bien propre à nous faire de la
peine, et qu'il nous joue d'une manière bien fâcheuse. En effet est-il
rare que, lorsque nous nous rassasions bien, et que nous contentons notre
sensualité, il nous attendrisse lui-même, et nous fasse répandre des larmes
en abondance; et que, lorsque nous avons fidèlement observé le jeûne et
les règles de la tempérance, il nous endurcisse et fasse tarir la source
de nos pleurs ? Or qui pourrait ne pas voir que, par les fausses larmes
qu'il arrache à nos yeux, il veut que nous nous abandonnions à l'intempérance
et à la sensualité, deux sources fécondes de vices ? Mais, au lieu de
nous laisser prendre à ses pièges, ayons soin de faire le contraire de
ce qu'il nous suggère.
54. Quant à moi, je vous
avoue qu'en considérant la nature de la componction du coeur, je suis
frappé d'étonnement, et je ne peux me lasser d'admirer comment il peut
se faire que la douleur et l'affliction de la pénitence renferment dans
elles-mêmes la joie et l'allégresse, à peu près comme l'hexagone des abeilles
renferme le miel. Mais que nous apprend cette merveille ? Que la tristesse
et les larmes d'une âme contrite et pénitente sont vraiment et réellement
un don de Dieu; car ce qui fait que cette âme repentante éprouve ce plaisir
et cette joie intérieure, si douce et si consolante, c'est que Dieu Lui-même,
d'une manière secrète et invisible, communique aux coeurs affligés et
brisés par la douleur de leurs fautes, les douceurs et les consolations
d'une joie toute céleste.
55. Mais rien, je crois,
ne peut contribuer davantage à nous convaincre combien nous avons besoin
de pleurer nos péchés, et combien les larmes d'une douleur sincère sont
utiles à notre âme, que l'histoire vraiment extraordinaire et surprenante
que je vais vous raconter : Il y avait dans le monastère où j'étais, un
moine nommé Étienne; comme il aimait la vie solitaire et érémitique, depuis
un grand nombre d'années il vivait entièrement séparé des frères, et s'était
rendu recommandable par ses jeûnes rigoureux, par ses larmes abondantes
et par d'autres vertus excellentes. Il avait fixé sa cellule au pied de
la sainte montagne où Élie avait vu autrefois la présence de Dieu. Mais
cet homme vraiment respectable, désirant pratiquer des exercices d'une
pénitence plus austère et plus laborieuse, se retira au désert des Anachorètes,
appelé Siden, et y vécut plusieurs années dans la plus sévère et la plus
étroite discipline. Ce lieu, privé absolument de toute consolation humaine,
était d'un abord presque inaccessible, et était éloigné de soixante-dix
milles de toute habitation. Enfin ce saint vieillard, sur la fin de sa
vie, revint trouver sa première cellule dans la montagne d'Élie, où il
avait eu pour disciples deux moines de la Palestine, lesquels étaient
fort pieux et sévères observateurs de la discipline religieuse. Ils étaient
demeurés dans cette cellule pendant l'absence du saint vieillard, lequel,
quelques jours après qu'il y fut revenu, tomba dangereusement malade,
et cette maladie le conduisit au tombeau. La veille de sa mort il fut
tout à-coup ravi hors de lui-même; et dans ce ravissement il regardait,
tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche; et comme si des personnes lui
eussent fait rendre compte de sa vie, il leur répondait si haut, que tous
ceux qui étaient présents pouvaient le comprendre. "Oui, disait il quelquefois,
c'est vrai; j'ai commis cette faute, mais j'ai jeûné tant d'années pour
l'expier"; et d'autres fois, "Non, je n'ai pas fait ce péché; vous m'accusez
à tort." Puis il ajoutait : "Je confesse que je me suis rendu coupable
de cette faiblesse; mais j'ai pleuré, j'en ai fait pénitence et j'ai tâché
de la racheter par de saints exercices et par des oeuvres de charité.
Mais c'est absolument à faux que vous m'accusez cette fois" reprenait-il
avec vivacité. Sur d'autres chefs, il disait : Vous avez raison; j'avoue
que je suis coupable et que je n'ai rien à répondre pour me justifier;
que je n'ai pour ressource que les Miséricordes de Dieu, en qui je mets
toute ma confiance." Or cet examen extraordinaire et si sévère était un
spectacle effrayant et terrible, et autant plus terrible, que ce pauvre
moine était accusé des fautes mêmes qu'il n'avait pas commises. Ah ! Juste
ciel ! si un solitaire fervent, un anachorète qui, pendant quarante années
passées dans la vie érémitique, avait pleuré amèrement ses péchés, et
les avait expiés par toute sorte d'austérités, avoue cependant que, sur
certaines fautes il n'a rien à répondre pour s'excuser, que pourrai-je
donc devenir, moi ? Ne dois-je pas m'écrier : Malheur à moi ! Oui, malheur
à moi, misérable, puisque ce grand solitaire n'a pas même pu fermer la
bouche aux démons qui l'accusaient, par ces paroles d'Ézéchiel : "Le Seigneur
a dit : Je vous jugerai selon vos voies" (Ez 33,13) ? Mais gloire soit
rendue à Dieu, qui seul connaît les choses cachées ! Cependant je peux
vous assurer que plusieurs personnes m'ont dit que tandis qu'il était
au désert, ce bon solitaire donnait de sa propre main à manger à un léopard.
Or ce fut pendant qu'il subissait cet examen rigoureux, et qu'on lui faisait
rendre compte de sa vie, qu'il rendit son âme à Dieu, sans que nous ayons
pu savoir quelle a été la fin de ce jugement, et quelle a été la sentence
qu'il a reçue.
56. De même
qu'une pauvre veuve, après la mort de son mari, ne trouve de consolation
que dans un fils unique qui lui reste; ainsi une âme qui est tombée dans
le péché, ne peut trouver quelque soulagement au moment qu'il faut quitter
la vie, que dans les travaux pénibles qu'elle a supportés, dans les jeûnes
rigoureux qu'elle a pratiqués, dans les larmes qu'elle a versées, et dans
la pénitence qu'elle a faite.
57. Ces sortes de pénitents
ne se permettent même pas de chanter en leur particulier des hymnes et
des cantiques, parce que ces cantiques seraient capables d'étouffer leurs
soupirs et de diminuer leurs larmes. Si donc vous prétendez que par le
chant des hymnes, vous exciterez en vous les sentiments de la pénitence,
sachez que vous êtes bien loin d'elle, et qu'elle est bien loin de vous.
La pénitence est une douleur de l'âme laquelle demeure dans elle depuis
longtemps, et lui est conservée par le moyen du feu de l’amour.
58. Or cette pénitence précède,
dans une âme, la paix et la tranquillité du coeur : c'est elle qui, en
la purifiant, et en lui procurant la victoire sur les passions et sur
les mauvaises habitudes, la revêt de son premier ornement.
59. Voici ce que m'a raconté
de lui-même un homme illustre par une longue et rigoureuse pénitence :
"Lorsque, me dit-il, j'étais tenté de me livrer à la vaine gloire, à l'impatience,
à l'intempérance, le souvenir de ma pénitence s'y opposait fortement,
et me faisait entendre au dedans de moi ces paroles sévères : Prends bien
garde de te laisser aller à la vaine gloire, autrement je t'abandonnerai;
et il en faisait autant par rapport aux autres tentations que j'éprouvais.
Or j'avais coutume de lui répondre : Je ne vous désobéirai jamais, jusqu'à
ce que vous puissiez me présenter avec assurance devant le tribunal de
Jésus Christ."
60. Mais, si une âme profondément
pénitente et sincèrement affligée de ses péchés reçoit de Dieu des consolations
ineffables, une âme pure et sainte reçoit de Lui des lumières extraordinaires.
Or cette illumination divine est une impression douce et forte, qu'on
ne peut ni exprimer, ni comprendre, ni voir : c'est la foi seule qui la
fait comprendre, voir et sentir. Quant aux consolations d'une âme pénitente,
c'est un certain rafraîchissement doux et agréable qui rend en quelque
sorte cette âme semblable à un enfant qui pleure et rie presqu'en même
temps. Ce rafraîchissement, par un effet admirable, renouvelle cette âme
affligée, et fait que ses larmes, d'amères qu'elles étaient, deviennent
douces et agréables.
61. Les larmes que produit
la pensée de la mort, font naître la crainte de Dieu dans les coeurs;
cette crainte de Dieu engendre la confiance, et cette ferme confiance
en Dieu donne une joie parfaite, laquelle produit enfin la fleur divine
de l'amour.
62. Repoussez loin de vous
par un esprit d'une véritable humilité, toute joie étrangère, comme étant
indigne de vous; et ne cessez de craindre que, par les tromperies du démon,
vous ne receviez un loup dévorant, au lieu d'un pasteur de votre âme.
63. Prenez garde de vouloir,
avant le temps, vous élever à une sublime contemplation; mais faites en
sorte que, par la perfection de votre humilité, ce soit elle qui vous
cherche et vous saisisse pour s'unir à votre âme par une union pure et
indissoluble.
64. Voyez combien une âme
religieuse a de ressemblance avec un petit enfant : à peine connaît-il
son père, qu'on le voit rempli d'une joie qu'il ne peut exprimer; et,
si pour de bonnes raisons son père s'absente, quand il revient, l'enfant
témoigne à la fois son contentement et sa peine : son contentement, parce
qu'il reçoit son père après une absence qui lui a bien duré; sa peine,
parce qu'il a été privé si longtemps de sa présence.
65. Cette âme ressemble encore
à un autre enfant. Voyez-vous cette mère qui se cache avec adresse et
se dérobe à la vue de son fils ? Mais entend-elle ses cris plaintifs,
et voit-elle couler ses larmes ? Alors, elle éprouve un plaisir délicieux.
Elle lui apprend par là et lui fait sentir l'importance et la nécessité
de ne pas s'éloigner de sa présence; et c'est ainsi qu'elle nourrit et
qu'elle augmente dans son enfant l'affection qu'il a pour elle. Or, dit
le Seigneur : "Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende ces
paraboles." (Luc 14,35).
66. Pense-t-il aux exercices
du Gymnase et aux pièces qu'on doit jouer sur le théâtre, le criminel
qu'on a condamné à la peine capitale ? Or, celui qui pleure des péchés
qui lui ont mérité des tourments éternels, pourrait-il se livrer au plaisir,
à la vaine gloire, à la colère et à la mauvaise humeur ?
67. La pénitence, qui est
une vive et profonde douleur de l'âme, ne doit-elle pas lui fournir tous
les jours de nouveaux sujets de s'affliger et de souffrir ? Et l'âme pénitente
ne ressemble-t-elle pas à une femme qui est dans les douleurs de l'enfantement
?
68. Le Seigneur, dont la
justice égale la sainteté, récompense, par le sentiment d'une componction
pleine de foi, le moine qui, dans la solitude, vit selon la foi et les
règles de la sainteté, comme il récompense, par d'ineffables consolations,
le moine qui, pour des motifs louables, demeure dans un monastère pour
y vivre saintement sous l'autorité et l'obéissance d'un supérieur. Mais
celui qui, sincèrement et selon Dieu, n'embrasse pas l'un ou l'autre de
ces deux genres de vie, se prive misérablement du don des larmes.
69. Éloignez et chassez loin
de vous le démon du désespoir, c'est un chien enragé, qui, lorsque vous
considérez avec douleur les péchés que vous avez commis, fait tous ses
efforts pour vous représenter Dieu sans clémence, sans bonté et sans miséricorde;
et, si vous y faites attention, vous verrez qu'avant de vous faire tomber
dans les fautes que vous pleurez, ce misérable vous peignait vivement
la bonté, la clémence et la miséricorde de Dieu, mais surtout son admirable
facilité à recevoir les pécheurs et à leur pardonner.
70. Le saint exercice de
la pénitence en produit l'heureuse habitude dans notre âme, et cette habitude
nous la rend facile et agréable. Voilà pourquoi elle pousse dans nos coeurs
des racines si fortes et si profondes, qu'elle ne peut pas facilement
ensuite nous être enlevée.
71. Au reste ce serait en
vain que nous nous livrerions aux plus excellents exercices de piété :
si nous n'avons pas la douleur intérieure et sincère de nos péchés, nous
ne sommes rien, et nous ne faisons rien; car à nous, qui avons souillé
et perdu la grâce précieuse du baptême, qui avons chargé nos mains d'iniquités,
il est d'une nécessité absolue de nous purifier, et, par le feu ardent
et continuel du repentir et par l'huile de la miséricorde de Dieu, de
faire fondre cette poix crasseuse de nos vices.
72. J'ai vu des personnes
qui étaient, pour ainsi dire, montées au dernier degré de la pénitence.
Elles avaient une contrition si vive et si poignante de leurs péchés,
qu'elles allaient jusqu'à vomir du sang. Cette vue m'a rappelé ces paroles
du psalmiste : "J'ai été frappé, Seigneur, par les fléaux de votre colère,
comme l'herbe l'est par les rayons du soleil, et mon coeur s'est desséché"
(Ps 101,5).
73. Les larmes que la crainte
de Dieu nous fait répandre, produisent en nous la crainte de les voir
tarir et la vigilance nécessaire pour les conserver. Ceux qui ne pleurent
leurs péchés que par un mouvement d'une charité peu enflammée et qui n'a
pas la perfection requise, les auront bientôt vues disparaître. Il ne
faut pas en dire autant de ceux qui pleurent leurs fautes, parce que leur
coeur est embrasé dans le temps d'un feu digne d'une éternelle mémoire;
et disons ici, pleins d'admiration, que dans notre pénitence c'est ce
qu'il y a de plus humble et de plus abject, qui nous donne réellement
et plus d'assurance et plus de certitude qu'elle plaît à Dieu.
74. Il y a des choses qui
font tarir les larmes de la pénitence, et il y en a d'autres qui y mêlent,
si j'ose m'exprimer ainsi, de la boue et des bêtes sauvages. Les premières
furent cause de l'inceste de Loth avec ses deux filles, et les secondes,
de la chute de Lucifer et de ses anges.
75. Elle est vraiment incroyable,
la malice des ennemis de notre salut : ils se servent de tout pour changer
nos vertus en vices, et pour nous donner de l'orgueil dans les choses
mêmes qui devraient nous couvrir de confusion.
76. La solitude, où nous
sommes, les cellules que nous occupons, et différents objets que nous
rencontrons, sont quelquefois capables de nous porter à la componction;
et n'est-ce pas ce que notre Seigneur, Élie et saint Jean Baptiste nous
apprennent par leur exemple ? Car ils se retirèrent dans le désert pour
y vaquer plus librement à la prière, et pour offrir à Dieu, le tribut
de leurs larmes.
77. Cependant il arrive,
et j'ai vu moi-même, que dans le sein des villes et qu'au milieu du tumulte
et des agitations du siècle, des moines versent des larmes abondantes.
Mais ne nous y trompons pas; c'est une ruse, c'est une tromperie du démon
: il veut nous engager par là à rentrer dans le monde, en nous faisant
croire que nous ne souffririons aucun dommage ni aucune perte spirituelle,
si nous fréquentions les hommes, et que nous fussions au milieu des choses
et des affaires du siècle; que par conséquent c'est à tort que nous redoutons
si fort le monde et ses agitations tumultueuses.
78. Ne perdons pas de vue
qu'il est souvent arrivé qu'une seule parole a pu suffire pour faire sécher
la source des larmes dans une âme pénitente.
79. Peut-on dire que, sans
une espèce de miracle, une seule parole ait pu les faire couler de nouveau
? Eh ! Mes tendres amis, à l'heure de notre mort, le souverain Juge ne
nous fera pas un crime de n'avoir pas fait des miracles pendant notre
vie, de n'avoir pas traité avec subtilité les matières élevées de la théologie,
et de n'être pas parvenus à un haut degré de contemplation, mais de n'avoir
pas pleuré nos péchés de manière à en mériter le pardon. Tel est le septième
degré de l'échelle du paradis. Que celui qui y est monté, daigne me tendre
la main, car ce n'est que par le secours de quelqu'autre, qu'il y est
monté lui-même, et qu'il s'est purifié des péchés qu'il avait commis pendant
sa vie.
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