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Extrait de "progrès de l'âme" du Père Frédéric Faber
 
LA VERITABLE PERSEVERANCE EST DANS LA MORTIFICATION.


1- Nécessité de la mortification

2- Objections et leur réfutation
3- Utilités de la mortification

a) Dompter notre corps
b) Etendre notre horizon spirituel
c) Obtenir du crédit auprès de Dieu
d) Rendre notre amour plus vif
e) Perdre le goût du monde
f) Discernement spirituel
g) Liens avec la prière
h) Gymnastique de la sainteté
i) Obtenir la grâce de la mortification intérieure
j) Former à la vertu de discrétion

4- Différents types de mortification

a)extérieure
b)intérieure



Nécessité de la mortification
Le véritable esprit de la mortification peut se formuler ainsi : C'est l'amour d'un cSur fervent pour Jésus qui revêt cette forme pour imiter le divin Maître, soit pour exprimer son ardeur, soit enfin pour assurer, en vertu d'un instinct de conservation personnelle, sa propre persévérance. Il ne peut y avoir d'amour réel ou durable sans mortification, car il en faut un certain degré pour éviter le péché et observer les commandements; sans elle non plus, on ne saurait persévérer d'une manière solide dans la voie de la perfection. Le repos, qui constitue une partie de l'état normal de la vie spirituelle, ne serait pas sans danger s'il n'était accompagné de la mortification, à cause de la tendance de la nature à chercher le repos dans elle-même, quand elle ne le trouve plus dans le monde surnaturel. La mortification est à la fois intérieure et extérieure mais la supériorité, l'excellence de la première est incontestable. Toutefois, s'il est un point de doctrine qui mérite d'attirer notre attention d'une manière particulière sur ce sujet, c'est que la mortification intérieure ne saurait exister seule, et que la mortification extérieure doit lui préparer les voies; en un mot, la mortification du corps est indispensable à la vie spirituelle.
Quelques personnes ont exprimé l'opinion que la mortification du corps était moins nécessaire dans les temps modernes qu'autrefois, et par conséquent qu'il y avait beaucoup à rabattre de ce que les auteurs ascétiques avaient écrit sur ce chapitre. Si l'on entend par là que le degré de mortification extérieure nécessaire à la sainteté est inférieur aujourd'hui à celui qu'on exigeait dans les siècles passés de l'Église, rien ne saurait être plus erroné, et c'est là une proposition condamnée. Mais, si l'on veut dire que le nombre croissant des maladies et l'affaiblissement presque universel du système nerveux, joints à d'autres causes, font sentir le besoin d'un changement discret dans le genre de mortifications, cette opinion est admissible, mais non sans réserve et sans sévères restrictions. Les indults de l'Église au sujet du carême sont des exemples de ces adoucissements.
Mais l'erreur dont nous parlions est si profondément enracinée dans une multitude d'âmes, qu'il importe de la combattre avant d'aller plus loin. Le degré et l'esprit de la mortification doivent rester les mêmes à toutes les époques de l'Église; car la pénitence est un des caractères impérissables du Catholicisme. Faire pénitence parce que le royaume des Cieux est proche, c'est la tâche spéciale d'une âme justifiée. Pour obtenir la grâce, pour la conserver, pour la multiplier, la pénitence est nécessaire à chaque pas. Et lorsque nous disons que la sainteté est le caractère du Catholicisme, nous faisons voir la nécessité de la pénitence, car l'une suppose l'autre; celle-là implique celle-ci. L'exercice héroïque de la pénitence doit être prouvé à la satisfaction de l'Église avant qu'elle consente à procéder à la canonisation d'un saint; et, de nos jours, les béatifications de Paul de la Croix, de Marianne de Jésus, ont montré que l'esprit de l'Église est toujours le même sur ce point. La vie de Marianne n'est qu'une suite non interrompue des plus étonnantes austérités, qui nous font frémir à la vue de l'ingénieuse cruauté qu'elles témoignent. La vie de sainte Rose de Lima, mise à côté de celle de cette autre vierge d'Amérique, paraît pleine de douceur et de délices. Il semble que saint Paul de la Croix ait été suscité pour effrayer la torpeur du dix-huitième siècle, et pour renouveler aux yeux des hommes les austérités d'un saint Benoît, d'un saint Bruno, d'un saint Romuald, d'un saint Pierre Damien. Il ramena sur la terre l'esprit de sévérité des anciens monastères, au mépris de tous les usages et de tous les adoucissements introduits dans les temps modernes, et, depuis un siècle, inébranlables dans leur ferveur, ses enfants suivent dans ce rude sentier les traces de leur père. L'existence et l'austérité antique des rigides Passionistes sont une des plus grandes consolations de l'Église dans ces jours de relâchement et de mollesse. Il faut aussi nous rappeler que, suivant l'enseignement de l'Écriture, c'est une grave erreur de regarder, ainsi que le font beaucoup de personnes qui ne réfléchissent pas, la pratique de la mortification comme un conseil de perfection ou une Suvre de surérogation. Cela est vrai quand la mortification est portée à un certain degré, ou qu'elle revêt certaines formes particulières; mais, considérée en elle-même, renfermée dans des limites déterminées et dans des circonstances données, la mortification est de précepte et nécessaire au salut. Cela n'est pas seulement vrai des pénitences qu'on est parfois obligé de s'infliger pour triompher de violentes tentations, ou de diverses mortifications qui sont essentielles pour éviter le péché; mais l'Église ordonne à tous ses enfants, sous peine de damnation éternelle, d'observer un certain nombre de jours consacrés par elle au jeûne et à l'abstinence, en dehors des circonstances particulières et des tentations des individus. Cette obligation suffit pour faire ressortir l'importance intrinsèque de la pénitence et sa nécessité comme étant une des fonctions de l'Église et une institution faite pour le salut des âmes. C'est pourquoi lorsque des gens disent qu'ils ne pratiquent pas la mortification, et qu'ils l'abandonnent à ceux qui veulent devenir des saints, ils peuvent bien, si on les interroge, prouver que leur doctrine est orthodoxe, et qu'ils ne partagent pas l'erreur que leurs paroles, prises à la lettre, sembleraient exprimer; mais nous pouvons être sûrs que l'usage seul d'un langage aussi relâché dénote chez ceux qui l'emploient une erreur réelle et profondément enracinée touchant la mortification.
Du reste, le luxe moderne et les mSurs efféminées de notre siècle, dont on se targue pour justifier tous les adoucissements apportés aux mortifications, pourraient bien servir d'arguments à la cause contraire. En effet, si la mission spéciale de l'Eglise est de rendre témoignage contre le monde, ce témoignage doit porter surtout sur les vices du temps qui, de nos jours, sont la mollesse, l'amour effréné du bien-être et le luxe le plus extravagant. Pour moi, je crois fermement que si l'Angleterre doit jamais être convertie (conversion qu'on espère sans en voir les signes), elle le sera par un ou plusieurs ordres religieux qui offriront à un peuple dégradé par le vice le spectacle de la pauvreté évangélique dans toute la splendeur de sa sévérité. La nation qui a oublié le Christ doit d'abord revenir se presser autour de Jean-Baptiste, qui l'attirera sur les bords du Jourdain par le simple attrait d'une rigueur surnaturelle et d'une antique austérité. On trouvera sans doute ailleurs de puissants secours: l'intelligence, l'érudition, l'éloquence, les belles Suvres de la charité catholique, la douce influence d'une littérature purifiée, une prédication persévérante, simple et apostolique, prêteront leur concours; mais le grand  Suvre (s'il entre dans les desseins de Dieu qu'il soit jamais accompli) le grand  Suvre est le triomphe réserve dans ce pays à la pauvreté évangélique. Je ne parle point ici de la pauvreté du moyen âge avec son attirail singulier; chose sacrée jadis, elle éloignerait aujourd'hui les hommes ou exciterait leur mépris, à cause de certains accessoires complètement indépendants de son essence, et qui seraient hors de saison de nos jours; mais ce que j'invoque, c'est cette pauvreté des apôtres et des premiers siècles de l'Église, dans toute sa beauté, sous sa robe grossière, avec son visage et ses mains où rayonne la pureté de l'austérité évangélique.
Si la mission de l'Église est de porter témoignage contre les vices du temps, le devoir de chaque âme, en particulier, est, sinon de rendre témoignage, du moins de se défendre contre eux. Et comment pourra-t-on se défendre de l'amour immodéré des commodités de la vie, si ce n'est en s'en privant ? Quelque changeant que soit le monde, il est cependant immuable sous un rapport. Le monde, la chair et le démon sont en réalité les mêmes dans tous les âges; et c'est pourquoi la pratique de la mortification a, dans toutes les époques, les mêmes services à rendre. Soit que nous considérions l'âme dans les luttes de la conversion, soit que nous l'envisagions sous influence de la lumière qui la pénètre peu à peu, soit enfin que nous la contemplions dans les différents degrés d'une union plus ou moins parfaite avec Dieu, nous trouverons partout que la mortification du corps a une place à remplir, une Suvre à accomplir, en un mot, qu'elle est littéralement indispensable.


Mais arrêtons-nous un moment sur les diverses objections qu'on oppose à cette théorie.
D'abord on nous dit que le monde en général a perdu beaucoup de sa force et de sa vigueur; que si la durée de la vie est maintenant aussi longue, et peut-être plus longue qu'autrefois, néanmoins l'état normal de la santé publique est plus faible. Tandis que les maladies inflammatoires sont plus rares, les maladies nerveuses se sont développées d'une manière déplorable. Ce sont là des faits que l'Église a constaté en relâchant la discipline à ce sujet. Tout cela est vrai, et je ne doute pas qu'on ne puisse en retirer d'importantes conclusions. Néanmoins je persiste à dire que la modification doit tomber sur le genre de mortification, plus que sur le degré. La conduite de l'Église, en mitigeant le jeûne, est aussi sage que la conduite de Léon XII, qui, avec cette sagacité que le Saint-Siège met dans tous ses actes, soumit à une commission de médecins la question de savoir si le carême pouvait encore être observé dans son antique rigueur. Du reste, la raison de santé, qui mérite toujours d'être écoutée, doit cependant éveiller en nous quelques soupçons. Défions-nous d'un parti où la nature et l'amour de nous-mêmes servent comme volontaires. Quelque graves que puissent être dans la vie spirituelle les conséquences d une constitution affaiblie, il ne faut cependant pas se prévaloir de cette excuse pour obtenir une dispense pleine et entière de toute austérité corporelle. Rappelons-nous aussi que nos pères, qui, soit dit en passant, s'inquiétaient médiocrement de leurs nerfs, et ne prenaient pas de thé, avaient coutume d'entendre dire au Père Baker, ce sévère interprète des vieilles traditions du mysticisme, qu'une santé robuste était positivement un obstacle qui empêchait de gravir les hauteurs de la spiritualité.
Il est une seconde objection qu'on fait valoir quelquefois en faveur des prêtres et des religieux, c'est que les travaux du ministère, si pénibles de nos jours, remplacent avec avantage l'ancienne pénitence. Le petit nombre du clergé et la multitude des âmes ont sans doute imposé aux ecclésiastiques de cette génération un pesant fardeau; et il est vrai pour eux, comme il l'a toujours été pour les ordres religieux, dont la mission est l'apostolat, que la mesure des austérités corporelles qu'on exige d'eux diffère essentiellement de celle qu'on a le droit d'attendre des solitaires voués à la vie contemplative. Ainsi donc, je ne veux pas dire qu'il n'y ait rien de vrai au fond de cette objection, mais seulement qu'elle n'a pas toute la force que les hommes veulent lui donner. Certains genres de pénitences sont incompatibles avec un travail pénible; mais, en même temps, les tendances excessives vers le monde extérieur, qui sont la conséquence d'un travail de cette nature, environnent l'âme de périls tels, que certains autres genres de pénitences deviennent nécessaires pour combattre ces tendances funestes. Tous les grands missionnaires, Ségneri et Binamonti, Léonard de Port-Maurice et Paul de la Croix, ont porté des instruments de pénitence. Les peines de la vie, selon l'expression de Louis Dupont, sont sans doute d'excellentes pénitences quand on les supporte avec un esprit intérieur, et valent mieux qu'un nombre infini de peines de notre choix. Toutefois celui qui soutiendrait qu'il est dispensé de s'infliger celles-ci parce qu il supporte celles-là, se trouverait aller contre l'enseignement spirituel de l'Église, et la courte durée de persévérance dans la vie intérieure ferait voir bientôt aux autres et à lui-même toute l'étendue de son erreur. Sans la pénitence corporelle, le zèle pour les travaux apostoliques endurcit le cSur plutôt qu'il ne le sanctifie.
Une troisième classe de personnes nous font l'objection suivante : Contentez-vous des épreuves que Dieu vous envoie, elles sont assez nombreuses et assez cruelles. S'ils nous disaient que souffrir de bon cSur et recevoir avec reconnaissance les maux que Dieu nous envoie, sont des actes d'une valeur infiniment supérieure à l'aiguillon de la discipline et aux piquants du cilice, ils nous donneraient une leçon aussi vraie qu'importante et indispensable au cSur brûlant de plus d'un jeune novice de la vie spirituelle. Lorsque la jeunesse, dans toute sa fleur, dans toute sa force, jouit encore de la plénitude de sa première ferveur, et qu'elle se sent inondée des délices de la dévotion, elle trouve une sorte de plaisir physique à tourmenter sa chair, et à tarir dans sa source cette exubérance de santé. Il n'y a pas là beaucoup de mérite, parce qu'il y a peu de difficulté et moins encore de discrétion. Dans tous les cas, un coup parti de la main de Dieu vaut mieux que mille pénitences volontaires. Mais ceux qui font cette objection tombent dans l exagération erronée qu'on retrouve dans tant de livres spirituels. De ce que A est plus important que B, ils concluent immédiatement que B est complètement dénué d'importance. Parce que les mortifications que Dieu nous envoie sont plus, efficaces et moins illusoires (quand on les reçoit avec un esprit intérieur) que les mortifications que nous nous infligeons nous-mêmes, il ne s'en suit pas que ces dernières ne soient point un élément, non-seulement important, mais même indispensable de la vie spirituelle. Nous pouvons leur faire cette courte réponse: Oui, la meilleure des pénitences est de recevoir avec un esprit de componction intérieure les mortifications que Dieu nous envoie, dans la sagesse et l'amour de sa providence paternelle; mais si nous n'avons formé en nous la généreuse habitude des pénitences volontaires, il n'est guère probable que nous acquerrons cet esprit intérieur de mortification, et par conséquent que nous retirerons tout le profit possible des épreuves involontaires que Dieu nous envoie.
Outre ces objections, il en est une autre qui existe dans l'esprit. de bien des gens, à l'état latent, et qui mérite d'attirer notre attention. Les habitudes de notre vie présente et le cours ordinaire de nos idées nous conduisent à un manque sensible de sympathie pour la contemplation. En effet, nous n'obtenons de ce côté aucun résultat extérieur sur lequel nous puissions arrêter complaisamment nos regards, ou dont nous puissions faire parade. Une chose semble perdue pour nous quand elle n'est point visible; et toutes nos espérances sont détruites si notre succès n'est complet. Ce sont surtout les principes surnaturels qui sont en défaveur de nos jours. Or, il est aisé de voir combien ce manque de sympathie pour la contemplation conduit vite à une fausse appréciation de l'austérité. Ces deux choses ont des rapports communs, et toutes deux pénètrent profondément dans la région des opérations surnaturelles. Manquer d'estime pour l'une ou pour l'autre, c'est aller contre l'esprit de l'Église, et porter atteinte à notre âme, quelle que puisse être notre vocation, en rétrécissant son horizon surnaturel.
De toutes ces considérations on peut conclure, sans crainte de se tromper, que rien aujourd'hui ne nous dispense de nous conformer à l'obligation ou au conseil de la mortification corporelle. Au contraire, il y a dans les habitudes modernes une foule de raisons qui rendent cette obligation essentielle et ce conseil nécessaire, et toutes les modifications que suggèrent les diverses circonstances de la vie actuelle ne concernent que le genre et non le degré de mortification.


II nous reste à parler de l'utilité de la mortification.


Elle se traduit de dix manières différentes, dont chacune mérite de notre part une sérieuse considération.

a)La mortification nous sert d'abord à dompter notre corps, et à en soumettre les passions rebelles au contrôle de la grâce et de notre volonté. La moitié des obstacles qu'on rencontre dans la vie spirituelle provient du corps et du concours perfide que les sens prêtent à nos passions les plus viles. Ces funestes auxiliaires doivent être, je ne dis pas entièrement détruits, mais mis hors de combat, avant que nous puissions espérer faire quelques progrès. Nous ne trouverons jamais une âme véritablement pleine de bonne volonté et un esprit sérieux, dans un homme qui n'a pas fait de louables efforts pour réduire son corps en servitude. La raison qui fait qu'on voit devenir religieux dans l'infortune des gens qui, dans des temps meilleurs, ne l'étaient pas, c'est qu'ils ne pratiquent pas de mortifications corporelles; tandis que le malheur afflige, châtie la chair, et remplit ainsi pendant quelque temps les fonctions de la mortification, la douleur agit sur l'âme par l'intermédiaire du corps autant que par celle de l'esprit.
b)La mortification nous sert en second lieu à étendre notre horizon spirituel. Une délicate sensibilité de conscience est un des plus grands dons que Dieu nous accorde pour nous soutenir dans la vie spirituelle. C'est à l'esprit seul, dit l'apôtre, qu'il appartient de discerner les choses de Dieu. L'action régénératrice de la grâce qui nous purifié dépend de la clarté croissante avec laquelle nous distinguons ce qui est mal ou même imparfait. Du discernement du péché mortel nous passons à celui du péché véniel, du péché véniel aux imperfections, des imperfections aux manières moins parfaites de faire les choses parfaites, et de cela enfin à une perception délicate de ces infidélités presque invisibles qui affligent le Saint-Esprit au-dedans de nous. Si la mortification corporelle n'est pas le seul moyen d'obtenir cette délicate sensibilité de conscience, c'est du moins l'un des plus importants, tant à cause de sa méthode intrinsèque d'opération, que de la faculté qu'elle nous procure d'obtenir ce don de la miséricorde divine.
c)En troisième lieu, la mortification nous sert à obtenir du crédit auprès de Dieu. La souffrance devient aisément de la puissance dans les choses de Dieu. Il a montré le prix qu'il y attache lui-même, quand il a voulu que le monde fût racheté par la souffrance, et que ce fut à la souffrance que les martyrs dussent leurs palmes, et les confesseurs leurs couronnes. Le don des miracles suit de près l austérité. Lorsque nous nous plaignons que nous n'avons aucune puissance auprès de Dieu, que nos prières restent sans réponse, que nos efforts pour déraciner quelque vice radical ne sont pas couronnés de succès, que nous nous laissons aller aux tentations, ou que nous ne sommes pas toujours les maîtres de notre humeur ou de notre langue, c'est que, la plupart du temps, nous ne menons pas une vie mortifiée; car, c'est surtout en pareille circonstance que la mortification nous offrirait d'abondantes consolations en retour des peines qu'elle nous a coûtées. En effet, outre l'avantage immense d'avoir du crédit auprès de Dieu, les rapports si sensibles qui existent entre la mortification et ce crédit qu'elle nous procure, nous mettent en état non-seulement de croire les choses surnaturelles, mais encore de les manier nous-mêmes, en quelque sorte, et d'en sentir le poids. Du reste, il y a peut. être là une nouvelle source de tentation. Ainsi donc, si dans l'intérêt de nos progrès spirituels, de la gloire de Dieu, du triomphe de la foi, et du salut des âmes, choses qui nous sont si chères et nous touchent de si près, nous désirons obtenir quelque crédit auprès de Dieu, il faut prendre l'habitude de nous mortifier dans toutes les circonstances.
d)Le quatrième bienfait de la mortification c'est de rendre notre amour plus vif. Il est de la nature de l'amour de trouver dans l'évidence de sa propre rigueur son aliment le plus actif; et rien ne nous témoigne d'une manière plus irréfragable l amour que nous avons pour Dieu que les austérités volontaires que nous nous infligeons, et qui, en faisant foi de notre amour, contribuent à l'augmenter. La douleur possède aussi le don de préparer le cSur aux émotions de l'amour, en l'ennoblissant, en lui donnant une sensibilité enfantine; et quand l'objet de notre amour et de notre contemplation est aussi, comme Jésus, un objet de douleur et de souffrance, l'amour nous excite avec plus ou moins de force à chercher à l'imiter. Nous plaignons-nous que notre amour pour notre divin Saveur se refroidit ? Sans perdre de temps, infligeons- nous quelque mortification, et du sein du feu qui couve sous la cendre s'élancera une flamme brillante. De même que la puissance, l'amour est le fruit de la mortification.
e)En cinquième lieu, l'homme mortifié perd le goût du monde, et se sent inondé d'une joie toute spirituelle. Le monde n'a rien qui lui soit plus opposé que la mortification, car elle détruit tout ce qu'il aime et qu'il estime le plus. Elle brise tous les attachements désordonnés aux créatures que nous pouvons avoir formés, et nous empêche de nous jeter dans de nouvelles entraves; car l'expérience nous fait trouver la mortification si difficile, que nous redoutons de reculer les limites de la région sur laquelle nous sommes obligés d'étendre sa domination. Et chaque attachement n'est-il pas comme une nouvelle horde de sauvages qu'il faut réduire au prix des plus grands efforts ? Quant à la joie spirituelle, c'est une marée qui vient de temps à autre épancher ses eaux dans les cavités arides du rivage. C'est pourquoi, à mesure que nos cSurs se vident des attachements terrestres (et un attachement peut se définir une affection qui n'est pas un devoir), ils deviennent de plus en plus capables de jouir de la douceur de Dieu. De là vient que les personnes mortifiées, pour peu qu'elles aient de la discrétion, sont toujours joyeuses et contentes. Le cSur est allégé parce qu'il est débarrassé du fardeau du corps. La mortification seule peut nous détacher du monde. N'avons- nous jamais vu des personnes ensevelies dans une douleur si profonde et si sombre, que nous nous approchions d'elles avec autant de respect que nous l'aurions fait d'un sanctuaire, sans que pour cela ces infortunés fussent détachés du monde ? Ce résultat béni est le fruit exclusif de la mortification.
f)Le sixième privilège de l'âme mortifiée, c'est d'être à l'abri d'une grave erreur qui consiste à abandonner trop tôt la voie où elle s'épure. C'est peut-être là le danger le plus sérieux de toute la vie spirituelle. Quelques-uns s'efforcent d'aller si vite dès le principe, qu'ils perdent haleine et abandonnent l'arène; dès lors même qu'ils y restent, ils ne peuvent laisser derrière eux ce qu'ils désirent y laisser avant le moment prescrit. Ils ressemblent à ces insensés qui courent de toute leur force pour dépasser leur ombre. Cela ne se peut pas. La nature veut sortir de son noviciat : on voudrait voir la méditation se changer en prière affective, on est impatient de secouer le joug des petites choses pour jouir de la liberté d'esprit. La chair crucifiée demande qu'on la laisse tranquille, et la mortification intérieure soupire après le vague où elle était d'abord plongée, et voudrait y rester. La communion hebdomadaire tend à devenir journalière, et l âme tant soit peu fatiguée de s'occuper d'elle-même cherche à convertir le monde. S'il est des endroits difficiles à traverser dans la vie spirituelle, c'est ici. Voyez ! les écueils sont parsemés des débris de naufrages, et, à chaque marée, les flots rejettent sur la grève des corps de saints à moitié formés, des héros incomplets, des vocations brisées. Personne ne s'est jamais repenti de s'être arrêté longtemps dans les régions inférieures de la vie spirituelle, tandis qu'au contraire une ascension trop rapide nous expose à une multitude de dangers. Un mal auquel nous appliquons le remède de la mortification semble tout d'abord comme s'il n'était plus. Il feint la mort, ainsi que font les chrysalides. S'il réussit à nous tromper, si nous passons outre, notre imprudence nous coûtera cher; c'est toujours la vieille histoire : jetez avec soin les fondements de l'édifice que vous élevez, qu'ils soient solides et profondément creusés dans la terre, en un mot, tracez le plan d'un palais magnifique, comme si vous étiez un prince. Pour arriver il ce résultat nous trouverons dans la mortification le plus puissant secours. Les difficultés qu'elle présente font ressortir notre faiblesse. Soit maladresse, soit lâcheté, nous sommes contents d'être retenus au pied de la montagne, lorsque chaque jour de nouvelles chutes viennent nous avertir que le vertige s'emparerait de nous si nous montions plus haut. Mais combien de temps nous faudra-t-il rester dans cette voie où l'on s'épure ? Nul ne peut le dire. Tout dépend de notre ferveur. Quoi qu'il en soit, préparons-nous à compter par années plutôt que par mois.
g)Le septième avantage de la mortification se trouve dans les liens étroits qui l'unissent à la prière. Que de plaintes n'entendons-nous pas répéter tous les jours sur les difficultés de la prière mentale ! Toutefois, combien peu de gens choisissent pour arriver à ce but de leurs pieux désirs le seul chemin qui y mène, c'est. à-dire la mortification ! Si nous ne nous mortifions pas, pourquoi nous plaindre ? Ecoutez attentivement le récit d'une vision que Louis Dupont rapporte comme étant arrivée à une personne de sa connaissance; il la décrit tout entière dans le troisième traité de son Guide spirituel : Dieu fit voir à cette personne l'état d'une âme tiède et lâche qui est adonnée à la prière sans pratiquer de mortifications; elle vit, au milieu d'une plaine immense, les fondements d'un édifice aussi profonds que solides, et blancs comme l'ivoire, auprès desquels se promenait un jeune homme d'une beauté ravissante. II l'appela et lui dit: Je suis le fils d'un roi puissant; c'est moi qui ai jeté ces fondements pour y bâtir un palais, afin que vous puissiez y demeurer et me recevoir lorsque je viendrai vous y visiter, ce que je ferai souvent, pourvu que vous ayez toujours une chambre prête à m'offrir, et que vous m'ouvriez aussitôt que je frapperai. Plus tard, je viendrai vivre entièrement avec vous, et vous goûterez les délices ineffables de me posséder tous les jours pour votre hôte. Jugez, d'après la grandeur de ces fondements, ce que sera l'édifice entier. Pendant que je serai occupé à bâtir, il vous faudra m'apporter tous les matériaux. Alors cette dame, aussi surprise qu affligée, se prit à se lamenter, car elle voyait bien qu'il lui serait impossible d'apporter elle-même tous les matériaux nécessaires; cependant le jeune homme lui dit : Ne craignez point; vous parviendrez aisément à le faire; commencez par apporter quelque chose, et je vous aiderai ensuite. Elle se mit donc à regarder autour d'elle pendant quelques instants pour voir si elle trouverait quelque chose, et bientôt elle s'arrêta, et tint ses regards fixés sur le jeune homme dont la beauté l'inondait de délices et de bonheur. Toutefois, elle ne prenait aucune peine pour lui plaire; elle le redoutait beaucoup, quand elle se voyait observée par lui. Néanmoins elle ne rougissait pas de lui désobéir. Pendant qu'elle perdait ainsi un temps précieux, elle vit les fondements de l'édifice se couvrir peu à peu de poussière et de brins de paille poussés par le vent; par moments même la poussière s'élevait en si grands tourbillons, qu'il ne lui était plus possible de rien apercevoir. Quelquefois des torrents de pluie étendaient une épaisse couche de boue sur ces fondements ainsi négligés, et on ne tardait pas à en voir sortir une rapide végétation de mauvaises herbes. Bientôt il ne resta plus de tous les fondements de l'édifice, que l'endroit qui était sous les pieds du jeune homme. Enfin, celui-ci fut soudain enveloppé dans un tourbillon, et tout disparut aux yeux de la malheureuse dame qui ne vit plus qu'un monceau de décombres. Elle fut bien affligée de se trouver seule, maintenant surtout qu'elle apercevait autour d'elle de la chaux, du sable et des pierres en abondance. Elle se prit à déplorer sa tiédeur et son il action; mais, persuadée que le jeune homme était encore caché dans quelque cavité des fondements, elle s'écria : « Seigneur, me voici : j'apporte des matériaux; de grâce, venez bâtir votre palais, car j'éprouve un profond regret d'avoir montré tant de lenteur et d'apathie. » Pendant qu'elle était dans ces dispositions, la vision lui fut ainsi expliquée : Les fondements signifient la foi et l'habitude des autres vertus que Jésus-Christ répand dans l âme au moment du baptême lorsqu'il désire y bâtir le magnifique édifice d ' une haute perfection, pourvu que l'âme consente à être sa coopératrice en lui apportant les matériaux nécessaires, c'est-à-dire l'observance des préceptes et des conseils divins, ce qu'elle peut faire avec l'aide de Notre-Seigneur. Mais il arrive souvent que l âme, après avoir trouvé tant de bonheur à méditer sur les mystères du Christ, devient tiède et s'inquiète peu de l'irriter, de lui désobéir, et, par suite de cette négligence et de ce manque d'attention, les habitudes de vertu se laissent peu à peu obscurcir par les péchés véniels, et les yeux de l'esprit sont tellement voilés qu'ils ne peuvent plus voir Notre-Seigneur. En punition de cette inertie, Dieu permet quelquefois que l'âme tombe dans un péché mortel, qui souille et détruit tout. Puis, par un effet de la miséricorde divine, le repentir entre dans cette âme, elle trouve les pierres de la contrition, la chaux de la confession et le sable de la satisfaction. Alors elle appelle Jésus à haute voix, et le supplie de lui pardonner son péché et de vouloir bien recommencer à bâtir l'édifice.
h)Le huitième bienfait de la mortification, c'est de donner à notre sainteté de la force et de la profondeur, de même que les exercices gymnastiques développent nos muscles et en augmentent la vigueur. Ceci se rapporte à ce que nous disions plus haut, quand nous maintenions la nécessité de ne pas sortir trop vite de la voie où l'âme s'épure. Dans les premiers temps que saint Siméon Stylite commença à se tenir sur sa colonne, il entendit dans son sommeil une voix qui lui disait: Lève-toi et creuse ! Il sembla creuser pendant quelque temps, et puis il s'arrêta; alors la voix reprit : Creuse plus avant ! Quatre fois il creusa, quatre fois il s'arrêta, et quatre fois la voix reprit : Creuse plus avant ! Après quoi elle ajouta : Maintenant bâtis à ton aise! Il ne saurait guère y avoir de doute que ces travaux d'excavation ne figurassent la tâche de la mortification qui nous rend humbles. Il existe une piété chétive, mesquine, une sorte de religion sentimentale qui ne s'élève pas au-dessus de la beauté, de la douceur qu'elle goûte, ou de la grandeur des cérémonies, une dévotion qui va bien au soleil, mais qui ne tient pas contre l'orage; et le défaut de l'édifice caduc et vermoulu qu'elle a construit est à la base : c est l'absence de mortification.
i)Le neuvième usage de la mortification regarde les austérités corporelles. Sans mortification extérieure, c'est en vain qu'on espèrerait obtenir la grâce plus élevée de la mortification intérieure. Nous serions le jouet de la plus grande des illusions, si nous allions supposer qu'il est possible de mortifier son jugement et sa volonté sans mortifier son corps. La mortification à l'intérieur est certainement plus sublime; toutefois, elle est en quelque sorte plus difficile à l'extérieur. Elle est plus difficile, parce qu'elle doit venir la première, et qu'il faut l'exercer avant d'être complètement maître de soi; elle est plus difficile, parce qu'elle se fait sentir davantage; elle est plus difficile, parce que nos victoires, envisagées sous leur point de vue le plus favorable, n'offrent rien de sublime, que nos défaites nous frappent cruellement, et nous remplissent de découragement; elle est plus difficile, parce que, en pareil cas, nous n'avons pas la ressource de l'habitude. Si nos pénitences corporelles sont rares, elles nous offrent chaque fois les difficultés d'un nouveau commencement; si, au contraire, elles sont fréquentes, elles tombent sur des blessures encore saignantes; tandis que les victoires de la mortification intérieure ont toujours un air de grandeur qui en relève la dignité, et ses défaites peuvent toujours s'abriter derrière une multitude de circonstances atténuantes qui en dissimulent la honte . N'oublions pas que dans tout le cours de notre vie spirituelle notre corps est le compagnon inséparable de notre âme, et qu'il n'y a qu'un petit nombre de saints privilégiés qui soient parvenus à le réduire complètement. D'ailleurs, nous sommes dans l'obligation de sauver notre corps aussi bien que notre âme; il n'est donc pas vrai de dire que, dans la dévotion, les choses extérieures ne sont que les moyens, et que les choses intérieures constituent seules la fin que nous devons nous proposer. Outre ce caractère secondaire, les objets extérieurs ont encore une importance, une signification qui leur est propre. Il y a toujours eu deux sortes d'hérésie par rapport à la théologie spirituelle, et je ne puis m'imaginer qu'une hérésie puisse avoir une autre cause qu'un conflit entre les choses intérieures et les choses extérieures, ou une trop grande importance accordée aux unes au détriment des autres. Je tremble lorsque j'entends des gens parler beaucoup de la mortification intérieure; cela a toujours l'air de vouloir dire qu'ils jouissent de toutes les commodités de la vie. D'un autre côté, si un homme exagère l'importance des austérités corporelles, de deux choses l'une : ou bien il n'en pratique pas du tout, ou, s'il en pratique, il s'y arrête avec complaisance, et dès lors ce n'est plus un chrétien, mais une espèce de fakir tout à fait étranger aux mystères de la vie spirituelle.
j)En dernier lieu, la mortification est la meilleure école où nous puissions nous former à la suprême vertu de la discrétion. L'homme vraiment mortifié ne pensera pas plus à rester sourd à la voix de la discrétion qu'à prêter l'oreille aux conseils d'une lâche faiblesse. La discrétion est l'habitude d'atteindre un but donné; et, pour obtenir un pareil résultat, il faut au coup d'Sil une justesse surnaturelle, et au bras une sûreté également supérieure à la nature. La mortification fait le sujet principal de ces épreuves auxquelles la discrétion est soumise, et la vertu éclate par l'obéissance, l'humilité, la défiance de soi-même, la persévérance et le détachement des pénitences elles-mêmes. Telle fut l'épreuve à laquelle les évêques soumirent saint Siméon Stylite. Ils lui députèrent un messager pour lui ordonner de descendre de sa colonne. S'il eût hésité, ils auraient connu par là que sa vocation extraordinaire ne venait pas de Dieu. Mais à peine l'ordre était-il sorti de la bouche du messager, qu il s'empressa d'obtempérer à ce qu'on lui commandait. Dans cette docilité les évêques reconnurent la volonté de Dieu, et dirent à saint Siméon de persévérer dans sa sainte résolution.



Mortification extérieure et intérieure
Les détails de la mortification appartiennent plutôt à la direction particulière des âmes. Chacun a besoin d'une législation faite expressément pour son usage. Néanmoins, selon l'opinion unanime de la plupart des écrivains spirituels, si les plaisirs, les passions et les peines sont autant de champs spacieux ouverts à la mortification, il faut observer une certaine méthode dans l'application que nous en faisons. Mortifions-nous d'abord dans nos plaisirs, puis dans nos passions et réservons les peines pour la fin. Je ne veux pas dire par là que ces trois choses constituent trois catégories de pénitences distinctes et successives, et que nous ne devons aborder l'une qu'après avoir épuisé l'autre, non plus que les écrivains ascétiques, lorsqu'ils divisent la prière mentale en douze ou quinze états différents, ne veulent dire que nous sortons de l'une pour entrer dans l'autre, comme dans autant de chambres séparées. Toute ma pensée se borne à ceci : c'est qu'en somme, il est nécessaire d'observer une certaine méthode, et qu'à certains moments donnés, il faut rechercher tel objet de préférence à tel autre.

La mortification est de deux sortes, elle est intérieure ou
extérieure; celle-ci se subdivise en cinq classes principales
.

a) D'abord les pénitences qui affligent la chair, telles que le jeûne, la discipline, le cilice, la chaîne hérissée de pointes de fer, le froid et la veille. De toutes ces différentes mortifications, celle dont il faut user avec la plus grande discrétion, c est la privation de sommeil, et ensuite la souffrance du froid. En effet, l'une et l'autre peuvent porter à la santé une atteinte funeste. A l'endroit de toutes ces pénitences, je ferai deux observations générales : d'abord, il ne faut se les infliger que par obéissance, et jamais de son propre chef, ou sans l'avis de son supérieur.
En second lieu, la persévérance dans les mortifications qu'on a choisies est d'une importance infiniment plus grande que leur quantité ou leur qualité. On a souvent remarqué dans les personnes qui commencent à s'adonner à la spiritualité, qu'une des infirmités dont elles sont le plus longtemps à se dépouiller, est le plaisir désordonné qu'elles trouvent dans le boire et dans le manger. Il y a dans cette remarque quelque chose de profondément humiliant : et nous devons nous observer attentivement sur ce point, nous efforçant de pratiquer quelque mortification chaque fois que nous nous mettons à table, et évitant de manger en dehors des heures de nos repas. Ce doit être en soi-même une mortification de lire la spirituelle remarque de Brillat-Savarin, citée par Descuret dans son livre La médecine des Passions. Il dit qu'il y a quatre espèces d'hommes adonnés à la gourmandise : les financiers, les médecins, les hommes de lettres et les dévots; les financiers le sont par ostentation, les médecins par séduction, les hommes de lettres par distraction, et les dévots par compensation.

b) La seconde classe de mortifications extérieures comprend l'obligation où nous sommes de veiller avec soin sur nos sens, de réprimer tout mouvement de légèreté ou de curiosité, enfin de bannir scrupuleusement de notre conduite tout ce qui ressemblerait à de la singularité ou à de l'affectation.

c) Souffrir avec patience les maladies et les peines de la vie, surtout accepter la mort en esprit de pénitence, voilà en quoi consiste la troisième classe de mortifications extérieures.

d) La quatrième comprend toutes les Suvres entreprises pour le bien de notre prochain, soit pour le soulagement des pauvres, soit pour la propagation de la foi, et qui exigent de notre part beaucoup de sacrifices et d'abnégation.

e) Enfin dans la cinquième classe de mortifications extérieures, on range tout ce qu'il y a de pénible dans les devoirs ordinaires et dans les vicissitudes journalières de la vie, comme l'obligation de travailler, les inconvénients de la pauvreté, les intempéries des saisons, et autres choses analogues qui peuvent devenir autant de mérites quand on les accepte en esprit de pénitence, et en union avec les souffrances qu'elles ont causées à Notre-Seigneur dans les trente-trois années de sa vie mortelle.


Sous le titre de mortifications intérieures
on range d'abord la mortification de notre jugement personnel, de ce que saint Philippe de Néri appelle razionale. La vie spirituelle peut-elle offrir une tâche plus difficile ? Si vous me demandez comment il faut s'y prendre pour arriver à un pareil résultat, je vous répondrai (notez qu'un conseil est plus aisé à donner qu'à suivre), je vous répondrai donc : défiez-vous de votre opinion personnelle, et habituez-vous à y renoncer dans les questions douteuses. Quand vous serez sûr de ce que vous avancez, émettez simplement votre avis, et retranchez-vous dans un silence modeste après l'avoir donné. Efforcez-vous de n'avoir jamais une opinion contraire à celle de vos supérieurs naturels et immédiats; en leur. présence, abdiquez votre propre jugement. Quant à vos égaux, cherchez autant que possible à être du même avis qu'eux dans les choses de peu d'importance, et surtout ne désirez pas vous faire écouter. Jugez de tout avec indulgence, et soyez ingénieux à voir dans toute chose le côté favorable. Ne condamnez rien en général ni en particulier; mais laissez à Dieu le soin de tout juger. Lorsque vous vous trouverez dans l'obligation de parler au nom de la raison et de la vertu, faites-le avec tant de douceur et de modestie, que vous sembliez n'avoir pas une haute idée de votre propre opinion.
Les diverses manières de mortifier la volonté constituent une seconde classe de mortifications intérieures. Une troisième, non moins abondante, découle des discours des autres. La tristesse de l'âme délaissée forme la quatrième, et la cinquième se compose de ces horribles tentations que Dieu permet quelquefois pour nous éprouver. Chacune de ces différentes sortes de mortifications a ses symptômes particuliers, et exige une méthode de traitement qui lui est propre et qu'il n'entre pas dans notre plan d'étudier ici. Il reste peu de chose à faire pour achever l'Suvre de notre sanctification, quand notre volonté est conforme il la volonté de Dieu, et qu'elle accepte avec humilité et douceur les épreuves auxquelles la soumet la volonté des autres. Ceux-ci nous attaqueront dans leurs discours; c'est là une mortification à laquelle nous ne pouvons guère espérer d'échapper, surtout si nous cherchons à procurer le bien de notre prochain, et si nous aspirons nous-mêmes à une haute sainteté. Ce breuvage d'amertume était mêlé en abondance au calice de notre Sauveur; et il inspirait une telle répugnance au Psalmiste, qu'il priait Dieu de l'en délivrer et de le cacher à l'ombre de son aile divine. La désolation, le délaissement spirituel, d'ailleurs si difficiles à supporter, donnent un caractère de courage et d'humilité à nos rapports avec Dieu, tandis que les tentations extraordinaires purifient l'âme, comme dans un creuset, et la séparent de tous les résidus terrestres qui peuvent y être restés attachés.



Mais si la mortification a ses difficultés, elle a aussi ses dangers.
Plus d'une mortification marche fièrement précédée de la vaine gloire qui sonne des fanfares à sa louange; d'autres en sont accompagnées, et quelques- unes même tirent de là toute leur vie, toute leur persévérance, tout leur éclat. C'est comme si ce malin esprit avait reçu de son maître l'ordre d'être sans cesse en alerte : Partout ou tu verras une âme prête à s'infliger une mortification, sois debout à ses côtés. Le seul remède contre ce fléau, c'est de pratiquer chacune de nos mortifications par obéissance; alors il devient difficile à la vaine gloire, à l'ostentation, à la singularité, à l'affectation, au caprice ou à l'indiscrétion, de s'attacher à nos pénitences et de ronger le précieux germe de leur vie intérieure. Or, ce sont là les six dangers de la mortification. Il ne faut pas négliger non plus de nous mettre en garde contre une idée fausse, superstitieuse même, de la valeur des souffrances qui souvent accompagnent nos austérités. Plus d'une mortification reste encore une mortification longtemps après que la souffrance qu'elle cause est passée, car sa valeur intrinsèque réside dans la vivacité de l'intention surnaturelle, et non dans la somme plus ou moins grande de douleur physique ou de souffrance corporelle. Mortifier, c'est mettre quelque chose à mort; c'est pourquoi la passion qui est déjà morte est plus mortifiée que celle qui est sur le point de mourir, et cependant celle-ci est susceptible de ressentir la douleur, tandis que l'autre est désormais insensible. On ne saurait croire combien de personnes se laissent ainsi séduire par la valeur superstitieuse qu'elles attachent à l'idée de la simple souffrance; je ne veux pas dire qu'elle soit dénuée de tout mérite; mais ce n'est pas le diamant, ce n'en est que la monture. Cette erreur, en se répandant hors de l'Église et jusque dans son sein parmi des personnes inconsidérées, a mis en vogue cette funeste illusion qui fait consister la perfection à faire en toute chose le contraire de ce que nous aimons. Une pareille théorie supposerait que nos affections et nos passions ne sauraient jamais être amenées à aimer les choses de Dieu ou s'harmoniser avec la grâce. De là vient qu'on entend des personnes se demander si elles font bien de se montrer bonnes envers les autres, parce qu'elles trouvent tant de plaisir sensible à le faire, ou si, en vertu de la même raison, elles n'ont pas tort de visiter les pauvres ou de suivre leur inclination pour telle ou telle dévotion. Il y a même des directeurs qui, faisant passer cette théorie dans la pratique, l'imposent comme règle de conduite aux âmes qu'ils dirigent, ce qui, la plupart du temps, est aussi absurde qu'imprudent. Prise dans le seul sens où elle puisse devenir admissible aux yeux du mysticisme orthodoxe, une pareille maxime exigerait encore une vocation spéciale et clairement définie; or, il est aussi rare de posséder une vocation de ce genre, que d'être appelé à former le vSu de sainte Thérèse et de saint André d'Avellime, qui s'engagèrent à faire, dans toutes les circonstances, la chose la plus parfaite. Aussi, l'Église s'est-elle toujours arrêtée à examiner les vSux de ce genre, lorsqu'elle a été appelée à canoniser un saint, et elle n'a jamais consenti à passer outre jusqu'à ce qu'on lui ait donné des preuves irréfragables de l opération du Saint-Esprit. Nul ne s'est jamais élève à la sainteté, nul ne s'en est même approché, pour avoir comprimé une aimable douceur de caractère ou toute autre vertu naturelle, sous prétexte qu'il trouvait trop de plaisir à s'y laisser aller. Cependant c'est dans cette rigoureuse théorie que le jansénisme avait placé le secret de la perfection. On ne saurait se faire de la vie ascétique une idée plus odieuse et plus opposée à l'enseignement catholique,


Après avoir parlé des difficultés et des dangers de la mortification, il convient de dire un mot des illusions
, auxquelles elle ne nous expose que trop souvent.
Guilloré, qui a traité ce sujet avec sa sévérité habituelle, le résume en faisant la description des quatre espèces de personnes qui sont le plus sujettes à s'abandonner aux illusions de cette nature. La première catégorie comprend les gens qui, ayant toujours mené une vie pure et innocente, se croient pour cette raison dispenses de pratiquer aucune austérité; rien ne les attire dans cette voie, et ils ne font aucun effort pour y attirer les autres; ils ne comprennent point pourquoi ils maltraiteraient un corps qui se montre si peu rebelle, et pourquoi ils lui infligeraient de constantes pénitences quand il est si rare qu'il leur cause quelque trouble. Dans la seconde catégorie, on range ceux qui, malgré les péchés graves dont ils ont pu se souiller, sont néanmoins éloignés des austérités par la mollesse d'un tempérament apathique. Ils ont peine à se persuader qu'une chose tellement au-dessus de leur lâcheté que cette persécution de soi-même puisse être réellement nécessaire et indispensable. Qu'elle soit utile, disent-ils, nous vous l'accordons, mais ne dites pas qu'elle est nécessaire; autrement, où en serions- nous ? Nos théories de la perfection, les aspirations sentimentales que nous ne cessons d'entretenir vers elle, tout cela doit-il s'évanouir comme une vaine fumée ? La troisième catégorie se compose de ceux qui, ayant gravement offensé Dieu, pensent qu'ils ne doivent point mettre de bornes à leurs austérités; aussi, tandis que d'un côté ils sortent des limites d'une saine raison, de l'autre ils demeurent insensibles aux inspirations de la grâce. Enfin, dans la quatrième catégorie, on compte ces hommes au zèle ardent, au tempérament bouillant et enthousiaste, qui trouvent la paix dans la guerre, le repos dans la lutte, et qui satisfont à la nature en châtiant rudement leur corps. Mais quand leur sang a coulé, et que sur leur visage amaigri s'étend une pâleur livide, ils reconnaissent avec douleur la triste erreur qu'ils ont commise en prenant pour de la véritable mortification spirituelle ce qui n'était que la grossière satisfaction d'une passion naturelle et instinctive.

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