Nécessité
de la mortification
Le véritable esprit de la mortification peut se formuler ainsi
: C'est l'amour d'un cSur fervent pour Jésus qui revêt
cette forme pour imiter le divin Maître, soit pour exprimer son
ardeur, soit enfin pour assurer, en vertu d'un instinct de conservation
personnelle, sa propre persévérance. Il ne peut y avoir
d'amour réel ou durable sans mortification, car il en faut un
certain degré pour éviter le péché et observer
les commandements; sans elle non plus, on ne saurait persévérer
d'une manière solide dans la voie de la perfection. Le repos,
qui constitue une partie de l'état normal de la vie spirituelle,
ne serait pas sans danger s'il n'était accompagné de la
mortification, à cause de la tendance de la nature à chercher
le repos dans elle-même, quand elle ne le trouve plus dans le
monde surnaturel. La mortification est à la fois intérieure
et extérieure mais la supériorité, l'excellence
de la première est incontestable. Toutefois, s'il est un point
de doctrine qui mérite d'attirer notre attention d'une manière
particulière sur ce sujet, c'est que la mortification intérieure
ne saurait exister seule, et que la mortification extérieure
doit lui préparer les voies; en un mot, la mortification du corps
est indispensable à la vie spirituelle.
Quelques personnes ont exprimé l'opinion que la mortification
du corps était moins nécessaire dans les temps modernes
qu'autrefois, et par conséquent qu'il y avait beaucoup à
rabattre de ce que les auteurs ascétiques avaient écrit
sur ce chapitre. Si l'on entend par là que le degré de
mortification extérieure nécessaire à la sainteté
est inférieur aujourd'hui à celui qu'on exigeait dans
les siècles passés de l'Église, rien ne saurait
être plus erroné, et c'est là une proposition condamnée.
Mais, si l'on veut dire que le nombre croissant des maladies et l'affaiblissement
presque universel du système nerveux, joints à d'autres
causes, font sentir le besoin d'un changement discret dans le genre
de mortifications, cette opinion est admissible, mais non sans réserve
et sans sévères restrictions. Les indults de l'Église
au sujet du carême sont des exemples de ces adoucissements.
Mais l'erreur dont nous parlions est si profondément enracinée
dans une multitude d'âmes, qu'il importe de la combattre avant
d'aller plus loin. Le degré et l'esprit de la mortification doivent
rester les mêmes à toutes les époques de l'Église;
car la pénitence est un des caractères impérissables
du Catholicisme. Faire pénitence parce que le royaume des Cieux
est proche, c'est la tâche spéciale d'une âme justifiée.
Pour obtenir la grâce, pour la conserver, pour la multiplier,
la pénitence est nécessaire à chaque pas. Et lorsque
nous disons que la sainteté est le caractère du Catholicisme,
nous faisons voir la nécessité de la pénitence,
car l'une suppose l'autre; celle-là implique celle-ci. L'exercice
héroïque de la pénitence doit être prouvé
à la satisfaction de l'Église avant qu'elle consente à
procéder à la canonisation d'un saint; et, de nos jours,
les béatifications de Paul de la Croix, de Marianne de Jésus,
ont montré que l'esprit de l'Église est toujours le même
sur ce point. La vie de Marianne n'est qu'une suite non interrompue
des plus étonnantes austérités, qui nous font frémir
à la vue de l'ingénieuse cruauté qu'elles témoignent.
La vie de sainte Rose de Lima, mise à côté de celle
de cette autre vierge d'Amérique, paraît pleine de douceur
et de délices. Il semble que saint Paul de la Croix ait été
suscité pour effrayer la torpeur du dix-huitième siècle,
et pour renouveler aux yeux des hommes les austérités
d'un saint Benoît, d'un saint Bruno, d'un saint Romuald, d'un
saint Pierre Damien. Il ramena sur la terre l'esprit de sévérité
des anciens monastères, au mépris de tous les usages et
de tous les adoucissements introduits dans les temps modernes, et, depuis
un siècle, inébranlables dans leur ferveur, ses enfants
suivent dans ce rude sentier les traces de leur père. L'existence
et l'austérité antique des rigides Passionistes sont une
des plus grandes consolations de l'Église dans ces jours de relâchement
et de mollesse. Il faut aussi nous rappeler que, suivant l'enseignement
de l'Écriture, c'est une grave erreur de regarder, ainsi que
le font beaucoup de personnes qui ne réfléchissent pas,
la pratique de la mortification comme un conseil de perfection ou une
Suvre de surérogation. Cela est vrai quand la mortification
est portée à un certain degré, ou qu'elle revêt
certaines formes particulières; mais, considérée
en elle-même, renfermée dans des limites déterminées
et dans des circonstances données, la mortification est de précepte
et nécessaire au salut. Cela n'est pas seulement vrai des pénitences
qu'on est parfois obligé de s'infliger pour triompher de violentes
tentations, ou de diverses mortifications qui sont essentielles pour
éviter le péché; mais l'Église ordonne à
tous ses enfants, sous peine de damnation éternelle, d'observer
un certain nombre de jours consacrés par elle au jeûne
et à l'abstinence, en dehors des circonstances particulières
et des tentations des individus. Cette obligation suffit pour faire
ressortir l'importance intrinsèque de la pénitence et
sa nécessité comme étant une des fonctions de l'Église
et une institution faite pour le salut des âmes. C'est pourquoi
lorsque des gens disent qu'ils ne pratiquent pas la mortification, et
qu'ils l'abandonnent à ceux qui veulent devenir des saints, ils
peuvent bien, si on les interroge, prouver que leur doctrine est orthodoxe,
et qu'ils ne partagent pas l'erreur que leurs paroles, prises à
la lettre, sembleraient exprimer; mais nous pouvons être sûrs
que l'usage seul d'un langage aussi relâché dénote
chez ceux qui l'emploient une erreur réelle et profondément
enracinée touchant la mortification.
Du reste, le luxe moderne et les mSurs efféminées de
notre siècle, dont on se targue pour justifier tous les adoucissements
apportés aux mortifications, pourraient bien servir d'arguments
à la cause contraire. En effet, si la mission spéciale
de l'Eglise est de rendre témoignage contre le monde, ce témoignage
doit porter surtout sur les vices du temps qui, de nos jours, sont la
mollesse, l'amour effréné du bien-être et le luxe
le plus extravagant. Pour moi, je crois fermement que si l'Angleterre
doit jamais être convertie (conversion qu'on espère sans
en voir les signes), elle le sera par un ou plusieurs ordres religieux
qui offriront à un peuple dégradé par le vice le
spectacle de la pauvreté évangélique dans toute
la splendeur de sa sévérité. La nation qui a oublié
le Christ doit d'abord revenir se presser autour de Jean-Baptiste, qui
l'attirera sur les bords du Jourdain par le simple attrait d'une rigueur
surnaturelle et d'une antique austérité. On trouvera sans
doute ailleurs de puissants secours: l'intelligence, l'érudition,
l'éloquence, les belles Suvres de la charité catholique,
la douce influence d'une littérature purifiée, une prédication
persévérante, simple et apostolique, prêteront leur
concours; mais le grand Suvre (s'il entre dans les desseins de Dieu
qu'il soit jamais accompli) le grand Suvre est le triomphe réserve
dans ce pays à la pauvreté évangélique.
Je ne parle point ici de la pauvreté du moyen âge avec
son attirail singulier; chose sacrée jadis, elle éloignerait
aujourd'hui les hommes ou exciterait leur mépris, à cause
de certains accessoires complètement indépendants de son
essence, et qui seraient hors de saison de nos jours; mais ce que j'invoque,
c'est cette pauvreté des apôtres et des premiers siècles
de l'Église, dans toute sa beauté, sous sa robe grossière,
avec son visage et ses mains où rayonne la pureté de l'austérité
évangélique.
Si la mission de l'Église est de porter témoignage contre
les vices du temps, le devoir de chaque âme, en particulier, est,
sinon de rendre témoignage, du moins de se défendre contre
eux. Et comment pourra-t-on se défendre de l'amour immodéré
des commodités de la vie, si ce n'est en s'en privant ? Quelque
changeant que soit le monde, il est cependant immuable sous un rapport.
Le monde, la chair et le démon sont en réalité
les mêmes dans tous les âges; et c'est pourquoi la pratique
de la mortification a, dans toutes les époques, les mêmes
services à rendre. Soit que nous considérions l'âme
dans les luttes de la conversion, soit que nous l'envisagions sous influence
de la lumière qui la pénètre peu à peu,
soit enfin que nous la contemplions dans les différents degrés
d'une union plus ou moins parfaite avec Dieu, nous trouverons partout
que la mortification du corps a une place à remplir, une Suvre
à accomplir, en un mot, qu'elle est littéralement indispensable.
Mais arrêtons-nous un moment
sur les diverses objections qu'on oppose à cette théorie.
D'abord on nous dit que
le monde en général a perdu beaucoup de sa force et de
sa vigueur; que si la durée de la vie est maintenant aussi longue,
et peut-être plus longue qu'autrefois, néanmoins l'état
normal de la santé publique est plus faible. Tandis que les maladies
inflammatoires sont plus rares, les maladies nerveuses se sont développées
d'une manière déplorable. Ce sont là des faits
que l'Église a constaté en relâchant la discipline
à ce sujet. Tout cela est vrai, et je ne doute pas qu'on ne puisse
en retirer d'importantes conclusions. Néanmoins je persiste à
dire que la modification doit tomber sur le genre de mortification,
plus que sur le degré. La conduite de l'Église, en mitigeant
le jeûne, est aussi sage que la conduite de Léon XII, qui,
avec cette sagacité que le Saint-Siège met dans tous ses
actes, soumit à une commission de médecins la question
de savoir si le carême pouvait encore être observé
dans son antique rigueur. Du reste, la raison de santé, qui mérite
toujours d'être écoutée, doit cependant éveiller
en nous quelques soupçons. Défions-nous d'un parti où
la nature et l'amour de nous-mêmes servent comme volontaires.
Quelque graves que puissent être dans la vie spirituelle les conséquences
d une constitution affaiblie, il ne faut cependant pas se prévaloir
de cette excuse pour obtenir une dispense pleine et entière de
toute austérité corporelle. Rappelons-nous aussi que nos
pères, qui, soit dit en passant, s'inquiétaient médiocrement
de leurs nerfs, et ne prenaient pas de thé, avaient coutume d'entendre
dire au Père Baker, ce sévère interprète
des vieilles traditions du mysticisme, qu'une santé robuste était
positivement un obstacle qui empêchait de gravir les hauteurs
de la spiritualité.
Il est une seconde objection
qu'on fait valoir quelquefois en faveur des prêtres et des religieux,
c'est que les travaux du ministère, si pénibles de nos
jours, remplacent avec avantage l'ancienne pénitence. Le petit
nombre du clergé et la multitude des âmes ont sans doute
imposé aux ecclésiastiques de cette génération
un pesant fardeau; et il est vrai pour eux, comme il l'a toujours été
pour les ordres religieux, dont la mission est l'apostolat, que la mesure
des austérités corporelles qu'on exige d'eux diffère
essentiellement de celle qu'on a le droit d'attendre des solitaires
voués à la vie contemplative. Ainsi donc, je ne veux pas
dire qu'il n'y ait rien de vrai au fond de cette objection, mais seulement
qu'elle n'a pas toute la force que les hommes veulent lui donner. Certains
genres de pénitences sont incompatibles avec un travail pénible;
mais, en même temps, les tendances excessives vers le monde extérieur,
qui sont la conséquence d'un travail de cette nature, environnent
l'âme de périls tels, que certains autres genres de pénitences
deviennent nécessaires pour combattre ces tendances funestes.
Tous les grands missionnaires, Ségneri et Binamonti, Léonard
de Port-Maurice et Paul de la Croix, ont porté des instruments
de pénitence. Les peines de la vie, selon l'expression de Louis
Dupont, sont sans doute d'excellentes pénitences quand on les
supporte avec un esprit intérieur, et valent mieux qu'un nombre
infini de peines de notre choix. Toutefois celui qui soutiendrait qu'il
est dispensé de s'infliger celles-ci parce qu il supporte celles-là,
se trouverait aller contre l'enseignement spirituel de l'Église,
et la courte durée de persévérance dans la vie
intérieure ferait voir bientôt aux autres et à lui-même
toute l'étendue de son erreur. Sans la pénitence corporelle,
le zèle pour les travaux apostoliques endurcit le cSur plutôt
qu'il ne le sanctifie.
Une troisième classe de personnes
nous font l'objection suivante : Contentez-vous des
épreuves que Dieu vous envoie, elles sont assez nombreuses et
assez cruelles. S'ils nous disaient que souffrir de bon cSur et recevoir
avec reconnaissance les maux que Dieu nous envoie, sont des actes d'une
valeur infiniment supérieure à l'aiguillon de la discipline
et aux piquants du cilice, ils nous donneraient une leçon aussi
vraie qu'importante et indispensable au cSur brûlant de plus
d'un jeune novice de la vie spirituelle. Lorsque la jeunesse, dans toute
sa fleur, dans toute sa force, jouit encore de la plénitude de
sa première ferveur, et qu'elle se sent inondée des délices
de la dévotion, elle trouve une sorte de plaisir physique à
tourmenter sa chair, et à tarir dans sa source cette exubérance
de santé. Il n'y a pas là beaucoup de mérite, parce
qu'il y a peu de difficulté et moins encore de discrétion.
Dans tous les cas, un coup parti de la main de Dieu vaut mieux que mille
pénitences volontaires. Mais ceux qui font cette objection tombent
dans l exagération erronée qu'on retrouve dans tant de
livres spirituels. De ce que A est plus important que B, ils concluent
immédiatement que B est complètement dénué
d'importance. Parce que les mortifications que Dieu nous envoie sont
plus, efficaces et moins illusoires (quand on les reçoit avec
un esprit intérieur) que les mortifications que nous nous infligeons
nous-mêmes, il ne s'en suit pas que ces dernières ne soient
point un élément, non-seulement important, mais même
indispensable de la vie spirituelle. Nous pouvons leur faire cette courte
réponse: Oui, la meilleure des pénitences est de recevoir
avec un esprit de componction intérieure les mortifications que
Dieu nous envoie, dans la sagesse et l'amour de sa providence paternelle;
mais si nous n'avons formé en nous la généreuse
habitude des pénitences volontaires, il n'est guère probable
que nous acquerrons cet esprit intérieur de mortification, et
par conséquent que nous retirerons tout le profit possible des
épreuves involontaires que Dieu nous envoie.
Outre ces objections, il en est une autre
qui existe dans l'esprit. de bien des gens, à l'état latent,
et qui mérite d'attirer notre attention. Les habitudes de notre
vie présente et le cours ordinaire de nos idées nous conduisent
à un manque sensible de sympathie pour la contemplation. En effet,
nous n'obtenons de ce côté aucun résultat extérieur
sur lequel nous puissions arrêter complaisamment nos regards,
ou dont nous puissions faire parade. Une chose semble perdue pour nous
quand elle n'est point visible; et toutes nos espérances sont
détruites si notre succès n'est complet. Ce sont surtout
les principes surnaturels qui sont en défaveur de nos jours.
Or, il est aisé de voir combien ce manque de sympathie pour la
contemplation conduit vite à une fausse appréciation de
l'austérité. Ces deux choses ont des rapports communs,
et toutes deux pénètrent profondément dans la région
des opérations surnaturelles. Manquer d'estime pour l'une ou
pour l'autre, c'est aller contre l'esprit de l'Église, et porter
atteinte à notre âme, quelle que puisse être notre
vocation, en rétrécissant son horizon surnaturel.
De toutes ces considérations on peut conclure, sans crainte de
se tromper, que rien aujourd'hui ne nous dispense de nous conformer
à l'obligation ou au conseil de la mortification corporelle.
Au contraire, il y a dans les habitudes modernes une foule de raisons
qui rendent cette obligation essentielle et ce conseil nécessaire,
et toutes les modifications que suggèrent les diverses circonstances
de la vie actuelle ne concernent que le genre et non le degré
de mortification.
II nous reste à parler de l'utilité de la mortification.
Elle se traduit de dix manières différentes, dont chacune
mérite de notre part une sérieuse considération.
a)La
mortification nous sert d'abord à dompter
notre corps, et à en soumettre les passions rebelles
au contrôle de la grâce et de notre volonté. La moitié
des obstacles qu'on rencontre dans la vie spirituelle provient du corps
et du concours perfide que les sens prêtent à nos passions
les plus viles. Ces funestes auxiliaires doivent être, je ne dis
pas entièrement détruits, mais mis hors de combat, avant
que nous puissions espérer faire quelques progrès. Nous
ne trouverons jamais une âme véritablement pleine de bonne
volonté et un esprit sérieux, dans un homme qui n'a pas
fait de louables efforts pour réduire son corps en servitude.
La raison qui fait qu'on voit devenir religieux dans l'infortune des
gens qui, dans des temps meilleurs, ne l'étaient pas, c'est qu'ils
ne pratiquent pas de mortifications corporelles; tandis que le malheur
afflige, châtie la chair, et remplit ainsi pendant quelque temps
les fonctions de la mortification, la douleur agit sur l'âme par
l'intermédiaire du corps autant que par celle de l'esprit.
b)La
mortification nous sert en second lieu à
étendre notre horizon spirituel. Une délicate
sensibilité de conscience est un des plus grands dons que Dieu
nous accorde pour nous soutenir dans la vie spirituelle. C'est à
l'esprit seul, dit l'apôtre, qu'il appartient de discerner les
choses de Dieu. L'action régénératrice de la grâce
qui nous purifié dépend de la clarté croissante
avec laquelle nous distinguons ce qui est mal ou même imparfait.
Du discernement du péché mortel nous passons à
celui du péché véniel, du péché véniel
aux imperfections, des imperfections aux manières moins parfaites
de faire les choses parfaites, et de cela enfin à une perception
délicate de ces infidélités presque invisibles
qui affligent le Saint-Esprit au-dedans de nous. Si la mortification
corporelle n'est pas le seul moyen d'obtenir cette délicate sensibilité
de conscience, c'est du moins l'un des plus importants, tant à
cause de sa méthode intrinsèque d'opération, que
de la faculté qu'elle nous procure d'obtenir ce don de la miséricorde
divine.
c)En
troisième lieu, la mortification nous sert à obtenir
du crédit auprès de Dieu. La souffrance
devient aisément de la puissance dans les choses de Dieu. Il
a montré le prix qu'il y attache lui-même, quand il a voulu
que le monde fût racheté par la souffrance, et que ce fut
à la souffrance que les martyrs dussent leurs palmes, et les
confesseurs leurs couronnes. Le don des miracles suit de près
l austérité. Lorsque nous nous plaignons que nous n'avons
aucune puissance auprès de Dieu, que nos prières restent
sans réponse, que nos efforts pour déraciner quelque vice
radical ne sont pas couronnés de succès, que nous nous
laissons aller aux tentations, ou que nous ne sommes pas toujours les
maîtres de notre humeur ou de notre langue, c'est que, la plupart
du temps, nous ne menons pas une vie mortifiée; car, c'est surtout
en pareille circonstance que la mortification nous offrirait d'abondantes
consolations en retour des peines qu'elle nous a coûtées.
En effet, outre l'avantage immense d'avoir du crédit auprès
de Dieu, les rapports si sensibles qui existent entre la mortification
et ce crédit qu'elle nous procure, nous mettent en état
non-seulement de croire les choses surnaturelles, mais encore de les
manier nous-mêmes, en quelque sorte, et d'en sentir le poids.
Du reste, il y a peut. être là une nouvelle source de tentation.
Ainsi donc, si dans l'intérêt de nos progrès spirituels,
de la gloire de Dieu, du triomphe de la foi, et du salut des âmes,
choses qui nous sont si chères et nous touchent de si près,
nous désirons obtenir quelque crédit auprès de
Dieu, il faut prendre l'habitude de nous mortifier dans toutes les circonstances.
d)Le
quatrième bienfait de la mortification c'est de rendre
notre amour plus vif. Il est de la nature de l'amour
de trouver dans l'évidence de sa propre rigueur son aliment le
plus actif; et rien ne nous témoigne d'une manière plus
irréfragable l amour que nous avons pour Dieu que les austérités
volontaires que nous nous infligeons, et qui, en faisant foi de notre
amour, contribuent à l'augmenter. La douleur possède aussi
le don de préparer le cSur aux émotions de l'amour, en
l'ennoblissant, en lui donnant une sensibilité enfantine; et
quand l'objet de notre amour et de notre contemplation est aussi, comme
Jésus, un objet de douleur et de souffrance, l'amour nous excite
avec plus ou moins de force à chercher à l'imiter. Nous
plaignons-nous que notre amour pour notre divin Saveur se refroidit
? Sans perdre de temps, infligeons- nous quelque mortification, et du
sein du feu qui couve sous la cendre s'élancera une flamme brillante.
De même que la puissance, l'amour est le fruit de la mortification.
e)En
cinquième lieu, l'homme mortifié
perd le goût du monde, et se sent inondé
d'une joie toute spirituelle. Le monde n'a rien qui lui soit plus opposé
que la mortification, car elle détruit tout ce qu'il aime et
qu'il estime le plus. Elle brise tous les attachements désordonnés
aux créatures que nous pouvons avoir formés, et nous empêche
de nous jeter dans de nouvelles entraves; car l'expérience nous
fait trouver la mortification si difficile, que nous redoutons de reculer
les limites de la région sur laquelle nous sommes obligés
d'étendre sa domination. Et chaque attachement n'est-il pas comme
une nouvelle horde de sauvages qu'il faut réduire au prix des
plus grands efforts ? Quant à la joie spirituelle, c'est une
marée qui vient de temps à autre épancher ses eaux
dans les cavités arides du rivage. C'est pourquoi, à mesure
que nos cSurs se vident des attachements terrestres (et un attachement
peut se définir une affection qui n'est pas un devoir), ils deviennent
de plus en plus capables de jouir de la douceur de Dieu. De là
vient que les personnes mortifiées, pour peu qu'elles aient de
la discrétion, sont toujours joyeuses et contentes. Le cSur
est allégé parce qu'il est débarrassé du
fardeau du corps. La mortification seule peut nous détacher du
monde. N'avons- nous jamais vu des personnes ensevelies dans une douleur
si profonde et si sombre, que nous nous approchions d'elles avec autant
de respect que nous l'aurions fait d'un sanctuaire, sans que pour cela
ces infortunés fussent détachés du monde ? Ce résultat
béni est le fruit exclusif de la mortification.
f)Le sixième privilège
de l'âme mortifiée, c'est d'être
à l'abri d'une grave erreur qui consiste à abandonner
trop tôt la voie où elle s'épure. C'est peut-être
là le danger le plus sérieux de toute la vie spirituelle.
Quelques-uns s'efforcent d'aller si vite dès le principe, qu'ils
perdent haleine et abandonnent l'arène; dès lors même
qu'ils y restent, ils ne peuvent laisser derrière eux ce qu'ils
désirent y laisser avant le moment prescrit. Ils ressemblent
à ces insensés qui courent de toute leur force pour dépasser
leur ombre. Cela ne se peut pas. La nature veut sortir de son noviciat
: on voudrait voir la méditation se changer en prière
affective, on est impatient de secouer le joug des petites choses pour
jouir de la liberté d'esprit. La chair crucifiée demande
qu'on la laisse tranquille, et la mortification intérieure soupire
après le vague où elle était d'abord plongée,
et voudrait y rester. La communion hebdomadaire tend à devenir
journalière, et l âme tant soit peu fatiguée de
s'occuper d'elle-même cherche à convertir le monde. S'il
est des endroits difficiles à traverser dans la vie spirituelle,
c'est ici. Voyez ! les écueils sont parsemés des débris
de naufrages, et, à chaque marée, les flots rejettent
sur la grève des corps de saints à moitié formés,
des héros incomplets, des vocations brisées. Personne
ne s'est jamais repenti de s'être arrêté longtemps
dans les régions inférieures de la vie spirituelle, tandis
qu'au contraire une ascension trop rapide nous expose à une multitude
de dangers. Un mal auquel nous appliquons le remède de la mortification
semble tout d'abord comme s'il n'était plus. Il feint la mort,
ainsi que font les chrysalides. S'il réussit à nous tromper,
si nous passons outre, notre imprudence nous coûtera cher; c'est
toujours la vieille histoire : jetez avec soin les fondements de l'édifice
que vous élevez, qu'ils soient solides et profondément
creusés dans la terre, en un mot, tracez le plan d'un palais
magnifique, comme si vous étiez un prince. Pour arriver il ce
résultat nous trouverons dans la mortification le plus puissant
secours. Les difficultés qu'elle présente font ressortir
notre faiblesse. Soit maladresse, soit lâcheté, nous sommes
contents d'être retenus au pied de la montagne, lorsque chaque
jour de nouvelles chutes viennent nous avertir que le vertige s'emparerait
de nous si nous montions plus haut. Mais combien de temps nous faudra-t-il
rester dans cette voie où l'on s'épure ? Nul ne peut le
dire. Tout dépend de notre ferveur. Quoi qu'il en soit, préparons-nous
à compter par années plutôt que par mois.
g)Le
septième avantage de la mortification se trouve dans
les liens étroits qui l'unissent à la prière.
Que de plaintes n'entendons-nous pas répéter tous les
jours sur les difficultés de la prière mentale ! Toutefois,
combien peu de gens choisissent pour arriver à ce but de leurs
pieux désirs le seul chemin qui y mène, c'est. à-dire
la mortification ! Si nous ne nous mortifions pas, pourquoi nous plaindre
? Ecoutez attentivement le récit d'une vision que Louis Dupont
rapporte comme étant arrivée à une personne de
sa connaissance; il la décrit tout entière dans le troisième
traité de son Guide spirituel : Dieu fit voir à cette
personne l'état d'une âme tiède et lâche qui
est adonnée à la prière sans pratiquer de mortifications;
elle vit, au milieu d'une plaine immense, les fondements d'un édifice
aussi profonds que solides, et blancs comme l'ivoire, auprès
desquels se promenait un jeune homme d'une beauté ravissante.
II l'appela et lui dit: Je suis le fils d'un roi puissant; c'est moi
qui ai jeté ces fondements pour y bâtir un palais, afin
que vous puissiez y demeurer et me recevoir lorsque je viendrai vous
y visiter, ce que je ferai souvent, pourvu que vous ayez toujours une
chambre prête à m'offrir, et que vous m'ouvriez aussitôt
que je frapperai. Plus tard, je viendrai vivre entièrement avec
vous, et vous goûterez les délices ineffables de me posséder
tous les jours pour votre hôte. Jugez, d'après la grandeur
de ces fondements, ce que sera l'édifice entier. Pendant que
je serai occupé à bâtir, il vous faudra m'apporter
tous les matériaux. Alors cette dame, aussi surprise qu affligée,
se prit à se lamenter, car elle voyait bien qu'il lui serait
impossible d'apporter elle-même tous les matériaux nécessaires;
cependant le jeune homme lui dit : Ne craignez point; vous parviendrez
aisément à le faire; commencez par apporter quelque chose,
et je vous aiderai ensuite. Elle se mit donc à regarder autour
d'elle pendant quelques instants pour voir si elle trouverait quelque
chose, et bientôt elle s'arrêta, et tint ses regards fixés
sur le jeune homme dont la beauté l'inondait de délices
et de bonheur. Toutefois, elle ne prenait aucune peine pour lui plaire;
elle le redoutait beaucoup, quand elle se voyait observée par
lui. Néanmoins elle ne rougissait pas de lui désobéir.
Pendant qu'elle perdait ainsi un temps précieux, elle vit les
fondements de l'édifice se couvrir peu à peu de poussière
et de brins de paille poussés par le vent; par moments même
la poussière s'élevait en si grands tourbillons, qu'il
ne lui était plus possible de rien apercevoir. Quelquefois des
torrents de pluie étendaient une épaisse couche de boue
sur ces fondements ainsi négligés, et on ne tardait pas
à en voir sortir une rapide végétation de mauvaises
herbes. Bientôt il ne resta plus de tous les fondements de l'édifice,
que l'endroit qui était sous les pieds du jeune homme. Enfin,
celui-ci fut soudain enveloppé dans un tourbillon, et tout disparut
aux yeux de la malheureuse dame qui ne vit plus qu'un monceau de décombres.
Elle fut bien affligée de se trouver seule, maintenant surtout
qu'elle apercevait autour d'elle de la chaux, du sable et des pierres
en abondance. Elle se prit à déplorer sa tiédeur
et son il action; mais, persuadée que le jeune homme était
encore caché dans quelque cavité des fondements, elle
s'écria : « Seigneur, me voici : j'apporte des matériaux;
de grâce, venez bâtir votre palais, car j'éprouve
un profond regret d'avoir montré tant de lenteur et d'apathie.
» Pendant qu'elle était dans ces dispositions, la vision
lui fut ainsi expliquée : Les fondements signifient la foi et
l'habitude des autres vertus que Jésus-Christ répand dans
l âme au moment du baptême lorsqu'il désire y bâtir
le magnifique édifice d ' une haute perfection, pourvu que l'âme
consente à être sa coopératrice en lui apportant
les matériaux nécessaires, c'est-à-dire l'observance
des préceptes et des conseils divins, ce qu'elle peut faire avec
l'aide de Notre-Seigneur. Mais il arrive souvent que l âme, après
avoir trouvé tant de bonheur à méditer sur les
mystères du Christ, devient tiède et s'inquiète
peu de l'irriter, de lui désobéir, et, par suite de cette
négligence et de ce manque d'attention, les habitudes de vertu
se laissent peu à peu obscurcir par les péchés
véniels, et les yeux de l'esprit sont tellement voilés
qu'ils ne peuvent plus voir Notre-Seigneur. En punition de cette inertie,
Dieu permet quelquefois que l'âme tombe dans un péché
mortel, qui souille et détruit tout. Puis, par un effet de la
miséricorde divine, le repentir entre dans cette âme, elle
trouve les pierres de la contrition, la chaux de la confession et le
sable de la satisfaction. Alors elle appelle Jésus à haute
voix, et le supplie de lui pardonner son péché et de vouloir
bien recommencer à bâtir l'édifice.
h)Le
huitième bienfait de la mortification, c'est de
donner à notre sainteté de la force et de la profondeur,
de même que les exercices gymnastiques développent nos
muscles et en augmentent la vigueur. Ceci se rapporte à ce que
nous disions plus haut, quand nous maintenions la nécessité
de ne pas sortir trop vite de la voie où l'âme s'épure.
Dans les premiers temps que saint Siméon Stylite commença
à se tenir sur sa colonne, il entendit dans son sommeil une voix
qui lui disait: Lève-toi et creuse ! Il sembla creuser pendant
quelque temps, et puis il s'arrêta; alors la voix reprit : Creuse
plus avant ! Quatre fois il creusa, quatre fois il s'arrêta, et
quatre fois la voix reprit : Creuse plus avant ! Après quoi elle
ajouta : Maintenant bâtis à ton aise! Il ne saurait guère
y avoir de doute que ces travaux d'excavation ne figurassent la tâche
de la mortification qui nous rend humbles. Il existe une piété
chétive, mesquine, une sorte de religion sentimentale qui ne
s'élève pas au-dessus de la beauté, de la douceur
qu'elle goûte, ou de la grandeur des cérémonies,
une dévotion qui va bien au soleil, mais qui ne tient pas contre
l'orage; et le défaut de l'édifice caduc et vermoulu qu'elle
a construit est à la base : c est l'absence de mortification.
i)Le
neuvième usage de la mortification regarde les austérités
corporelles. Sans mortification extérieure,
c'est en vain qu'on espèrerait obtenir la grâce plus élevée
de la mortification intérieure. Nous serions
le jouet de la plus grande des illusions, si nous allions supposer qu'il
est possible de mortifier son jugement et sa volonté sans mortifier
son corps. La mortification à l'intérieur est certainement
plus sublime; toutefois, elle est en quelque sorte plus difficile à
l'extérieur. Elle est plus difficile, parce qu'elle doit venir
la première, et qu'il faut l'exercer avant d'être complètement
maître de soi; elle est plus difficile, parce qu'elle se fait
sentir davantage; elle est plus difficile, parce que nos victoires,
envisagées sous leur point de vue le plus favorable, n'offrent
rien de sublime, que nos défaites nous frappent cruellement,
et nous remplissent de découragement; elle est plus difficile,
parce que, en pareil cas, nous n'avons pas la ressource de l'habitude.
Si nos pénitences corporelles sont rares, elles nous offrent
chaque fois les difficultés d'un nouveau commencement; si, au
contraire, elles sont fréquentes, elles tombent sur des blessures
encore saignantes; tandis que les victoires de la mortification intérieure
ont toujours un air de grandeur qui en relève la dignité,
et ses défaites peuvent toujours s'abriter derrière une
multitude de circonstances atténuantes qui en dissimulent la
honte . N'oublions pas que dans tout le cours de notre vie spirituelle
notre corps est le compagnon inséparable de notre âme,
et qu'il n'y a qu'un petit nombre de saints privilégiés
qui soient parvenus à le réduire complètement.
D'ailleurs, nous sommes dans l'obligation de sauver notre corps aussi
bien que notre âme; il n'est donc pas vrai de dire que, dans la
dévotion, les choses extérieures ne sont que les moyens,
et que les choses intérieures constituent seules la fin que nous
devons nous proposer. Outre ce caractère secondaire, les objets
extérieurs ont encore une importance, une signification qui leur
est propre. Il y a toujours eu deux sortes d'hérésie par
rapport à la théologie spirituelle, et je ne puis m'imaginer
qu'une hérésie puisse avoir une autre cause qu'un conflit
entre les choses intérieures et les choses extérieures,
ou une trop grande importance accordée aux unes au détriment
des autres. Je tremble lorsque j'entends des gens parler beaucoup de
la mortification intérieure; cela a toujours l'air de vouloir
dire qu'ils jouissent de toutes les commodités de la vie. D'un
autre côté, si un homme exagère l'importance des
austérités corporelles, de deux choses l'une : ou bien
il n'en pratique pas du tout, ou, s'il en pratique, il s'y arrête
avec complaisance, et dès lors ce n'est plus un chrétien,
mais une espèce de fakir tout à fait étranger aux
mystères de la vie spirituelle.
j)En
dernier lieu, la mortification est la meilleure école où
nous puissions nous former à la
suprême vertu de la discrétion. L'homme
vraiment mortifié ne pensera pas plus à rester sourd à
la voix de la discrétion qu'à prêter l'oreille aux
conseils d'une lâche faiblesse. La discrétion est l'habitude
d'atteindre un but donné; et, pour obtenir un pareil résultat,
il faut au coup d'Sil une justesse surnaturelle, et au bras une sûreté
également supérieure à la nature. La mortification
fait le sujet principal de ces épreuves auxquelles la discrétion
est soumise, et la vertu éclate par l'obéissance, l'humilité,
la défiance de soi-même, la persévérance
et le détachement des pénitences elles-mêmes. Telle
fut l'épreuve à laquelle les évêques soumirent
saint Siméon Stylite. Ils lui députèrent un messager
pour lui ordonner de descendre de sa colonne. S'il eût hésité,
ils auraient connu par là que sa vocation extraordinaire ne venait
pas de Dieu. Mais à peine l'ordre était-il sorti de la
bouche du messager, qu il s'empressa d'obtempérer à ce
qu'on lui commandait. Dans cette docilité les évêques
reconnurent la volonté de Dieu, et dirent à saint Siméon
de persévérer dans sa sainte résolution.
Mortification extérieure
et intérieure
Les détails de la mortification appartiennent plutôt à
la direction particulière des âmes. Chacun a besoin d'une
législation faite expressément pour son usage. Néanmoins,
selon l'opinion unanime de la plupart des écrivains spirituels,
si les plaisirs, les passions et les peines sont autant de champs spacieux
ouverts à la mortification, il faut observer une certaine méthode
dans l'application que nous en faisons. Mortifions-nous d'abord dans
nos plaisirs, puis dans nos passions et réservons les peines
pour la fin. Je ne veux pas dire par là que ces trois choses
constituent trois catégories de pénitences distinctes
et successives, et que nous ne devons aborder l'une qu'après
avoir épuisé l'autre, non plus que les écrivains
ascétiques, lorsqu'ils divisent la prière mentale en douze
ou quinze états différents, ne veulent dire que nous sortons
de l'une pour entrer dans l'autre, comme dans autant de chambres séparées.
Toute ma pensée se borne à ceci : c'est qu'en somme, il
est nécessaire d'observer une certaine méthode, et qu'à
certains moments donnés, il faut rechercher tel objet de préférence
à tel autre.
La mortification est de deux sortes, elle est intérieure ou
extérieure; celle-ci se subdivise en cinq classes principales.
a) D'abord les pénitences
qui affligent la chair, telles que le jeûne, la discipline, le
cilice, la chaîne hérissée de pointes de fer, le
froid et la veille. De toutes ces différentes mortifications,
celle dont il faut user avec la plus grande discrétion, c est
la privation de sommeil, et ensuite la souffrance du froid. En effet,
l'une et l'autre peuvent porter à la santé une atteinte
funeste. A l'endroit de toutes ces pénitences, je ferai deux
observations générales : d'abord, il ne faut se les infliger
que par obéissance, et jamais de son propre chef, ou sans l'avis
de son supérieur.
En second lieu, la persévérance dans les mortifications
qu'on a choisies est d'une importance infiniment plus grande que leur
quantité ou leur qualité. On a souvent remarqué
dans les personnes qui commencent à s'adonner à la spiritualité,
qu'une des infirmités dont elles sont le plus longtemps à
se dépouiller, est le plaisir désordonné qu'elles
trouvent dans le boire et dans le manger. Il y a dans cette remarque
quelque chose de profondément humiliant : et nous devons nous
observer attentivement sur ce point, nous efforçant de pratiquer
quelque mortification chaque fois que nous nous mettons à table,
et évitant de manger en dehors des heures de nos repas. Ce doit
être en soi-même une mortification de lire la spirituelle
remarque de Brillat-Savarin, citée par Descuret dans son livre
La médecine des Passions. Il dit qu'il y a quatre espèces
d'hommes adonnés à la gourmandise : les financiers, les
médecins, les hommes de lettres et les dévots; les financiers
le sont par ostentation, les médecins par séduction, les
hommes de lettres par distraction, et les dévots par compensation.
b) La seconde classe de
mortifications extérieures comprend l'obligation où nous
sommes de veiller avec soin sur nos sens, de réprimer tout mouvement
de légèreté ou de curiosité, enfin de bannir
scrupuleusement de notre conduite tout ce qui ressemblerait à
de la singularité ou à de l'affectation.
c) Souffrir avec patience
les maladies et les peines de la vie, surtout accepter la mort en esprit
de pénitence, voilà en quoi consiste la troisième
classe de mortifications extérieures.
d) La quatrième
comprend toutes les Suvres entreprises pour le bien de notre prochain,
soit pour le soulagement des pauvres, soit pour la propagation de la
foi, et qui exigent de notre part beaucoup de sacrifices et d'abnégation.
e) Enfin dans la cinquième
classe de mortifications extérieures, on range tout ce qu'il
y a de pénible dans les devoirs ordinaires et dans les vicissitudes
journalières de la vie, comme l'obligation de travailler, les
inconvénients de la pauvreté, les intempéries des
saisons, et autres choses analogues qui peuvent devenir autant de mérites
quand on les accepte en esprit de pénitence, et en union avec
les souffrances qu'elles ont causées à Notre-Seigneur
dans les trente-trois années de sa vie mortelle.
Sous le titre de mortifications intérieures on
range d'abord la mortification de notre jugement personnel,
de ce que saint Philippe de Néri appelle razionale. La
vie spirituelle peut-elle offrir une tâche plus difficile ? Si vous
me demandez comment il faut s'y prendre pour arriver à un pareil
résultat, je vous répondrai (notez qu'un conseil est plus
aisé à donner qu'à suivre), je vous répondrai
donc : défiez-vous de votre opinion personnelle, et habituez-vous
à y renoncer dans les questions douteuses. Quand vous serez sûr
de ce que vous avancez, émettez simplement votre avis, et retranchez-vous
dans un silence modeste après l'avoir donné. Efforcez-vous
de n'avoir jamais une opinion contraire à celle de vos supérieurs
naturels et immédiats; en leur. présence, abdiquez votre
propre jugement. Quant à vos égaux, cherchez autant que
possible à être du même avis qu'eux dans les choses
de peu d'importance, et surtout ne désirez pas vous faire écouter.
Jugez de tout avec indulgence, et soyez ingénieux à voir
dans toute chose le côté favorable. Ne condamnez rien en
général ni en particulier; mais laissez à Dieu le
soin de tout juger. Lorsque vous vous trouverez dans l'obligation de parler
au nom de la raison et de la vertu, faites-le avec tant de douceur et
de modestie, que vous sembliez n'avoir pas une haute idée de votre
propre opinion.
Les diverses manières de mortifier la volonté
constituent une seconde classe de mortifications intérieures. Une
troisième, non moins abondante, découle des discours
des autres. La tristesse de l'âme délaissée
forme la quatrième, et la cinquième se compose de ces horribles
tentations que Dieu permet quelquefois pour nous éprouver.
Chacune de ces différentes sortes de mortifications a ses symptômes
particuliers, et exige une méthode de traitement qui lui est propre
et qu'il n'entre pas dans notre plan d'étudier ici. Il reste peu
de chose à faire pour achever l'Suvre de notre sanctification,
quand notre volonté est conforme il la volonté de Dieu,
et qu'elle accepte avec humilité et douceur les épreuves
auxquelles la soumet la volonté des autres. Ceux-ci nous attaqueront
dans leurs discours; c'est là une mortification à laquelle
nous ne pouvons guère espérer d'échapper, surtout
si nous cherchons à procurer le bien de notre prochain, et si nous
aspirons nous-mêmes à une haute sainteté. Ce breuvage
d'amertume était mêlé en abondance au calice de notre
Sauveur; et il inspirait une telle répugnance au Psalmiste, qu'il
priait Dieu de l'en délivrer et de le cacher à l'ombre de
son aile divine. La désolation, le délaissement spirituel,
d'ailleurs si difficiles à supporter, donnent un caractère
de courage et d'humilité à nos rapports avec Dieu, tandis
que les tentations extraordinaires purifient l'âme, comme dans un
creuset, et la séparent de tous les résidus terrestres qui
peuvent y être restés attachés.
Mais si la mortification a ses difficultés,
elle a aussi ses dangers.
Plus d'une mortification
marche fièrement précédée de la vaine gloire
qui sonne des fanfares à sa louange; d'autres en sont accompagnées,
et quelques- unes même tirent de là toute leur vie, toute
leur persévérance, tout leur éclat. C'est comme si
ce malin esprit avait reçu de son maître l'ordre d'être
sans cesse en alerte : Partout ou tu verras une âme prête
à s'infliger une mortification, sois debout à ses côtés.
Le seul remède contre ce fléau, c'est de pratiquer chacune
de nos mortifications par obéissance; alors il devient difficile
à la vaine gloire, à l'ostentation, à la singularité,
à l'affectation, au caprice ou à l'indiscrétion,
de s'attacher à nos pénitences et de ronger le précieux
germe de leur vie intérieure. Or, ce sont là les six dangers
de la mortification. Il ne faut pas négliger non plus de nous mettre
en garde contre une idée fausse, superstitieuse même, de
la valeur des souffrances qui souvent accompagnent nos austérités.
Plus d'une mortification reste encore une mortification longtemps après
que la souffrance qu'elle cause est passée, car sa valeur intrinsèque
réside dans la vivacité de l'intention surnaturelle, et
non dans la somme plus ou moins grande de douleur physique ou de souffrance
corporelle. Mortifier, c'est mettre quelque chose à mort; c'est
pourquoi la passion qui est déjà morte est plus mortifiée
que celle qui est sur le point de mourir, et cependant celle-ci est susceptible
de ressentir la douleur, tandis que l'autre est désormais insensible.
On ne saurait croire combien de personnes se laissent ainsi séduire
par la valeur superstitieuse qu'elles attachent à l'idée
de la simple souffrance; je ne veux pas dire qu'elle soit dénuée
de tout mérite; mais ce n'est pas le diamant, ce n'en est que la
monture. Cette erreur, en se répandant hors de l'Église
et jusque dans son sein parmi des personnes inconsidérées,
a mis en vogue cette funeste illusion qui fait consister la perfection
à faire en toute chose le contraire de ce que nous aimons. Une
pareille théorie supposerait que nos affections et nos passions
ne sauraient jamais être amenées à aimer les choses
de Dieu ou s'harmoniser avec la grâce. De là vient qu'on
entend des personnes se demander si elles font bien de se montrer bonnes
envers les autres, parce qu'elles trouvent tant de plaisir sensible à
le faire, ou si, en vertu de la même raison, elles n'ont pas tort
de visiter les pauvres ou de suivre leur inclination pour telle ou telle
dévotion. Il y a même des directeurs qui, faisant passer
cette théorie dans la pratique, l'imposent comme règle de
conduite aux âmes qu'ils dirigent, ce qui, la plupart du temps,
est aussi absurde qu'imprudent. Prise dans le seul sens où elle
puisse devenir admissible aux yeux du mysticisme orthodoxe, une pareille
maxime exigerait encore une vocation spéciale et clairement définie;
or, il est aussi rare de posséder une vocation de ce genre, que
d'être appelé à former le vSu de sainte Thérèse
et de saint André d'Avellime, qui s'engagèrent à
faire, dans toutes les circonstances, la chose la plus parfaite. Aussi,
l'Église s'est-elle toujours arrêtée à examiner
les vSux de ce genre, lorsqu'elle a été appelée
à canoniser un saint, et elle n'a jamais consenti à passer
outre jusqu'à ce qu'on lui ait donné des preuves irréfragables
de l opération du Saint-Esprit. Nul ne s'est jamais élève
à la sainteté, nul ne s'en est même approché,
pour avoir comprimé une aimable douceur de caractère ou
toute autre vertu naturelle, sous prétexte qu'il trouvait trop
de plaisir à s'y laisser aller. Cependant c'est dans cette rigoureuse
théorie que le jansénisme avait placé le secret de
la perfection. On ne saurait se faire de la vie ascétique une idée
plus odieuse et plus opposée à l'enseignement catholique,
Après avoir parlé des difficultés et des dangers
de la mortification, il convient de dire un mot des illusions,
auxquelles elle ne nous expose que trop souvent.
Guilloré, qui a traité ce sujet avec sa sévérité
habituelle, le résume en faisant la description des quatre espèces
de personnes qui sont le plus sujettes à s'abandonner aux illusions
de cette nature. La première catégorie comprend les gens
qui, ayant toujours mené une vie pure et innocente, se croient
pour cette raison dispenses de pratiquer aucune austérité;
rien ne les attire dans cette voie, et ils ne font aucun effort pour y
attirer les autres; ils ne comprennent point pourquoi ils maltraiteraient
un corps qui se montre si peu rebelle, et pourquoi ils lui infligeraient
de constantes pénitences quand il est si rare qu'il leur cause
quelque trouble. Dans la seconde catégorie, on range ceux qui,
malgré les péchés graves dont ils ont pu se souiller,
sont néanmoins éloignés des austérités
par la mollesse d'un tempérament apathique. Ils ont peine à
se persuader qu'une chose tellement au-dessus de leur lâcheté
que cette persécution de soi-même puisse être réellement
nécessaire et indispensable. Qu'elle soit utile, disent-ils, nous
vous l'accordons, mais ne dites pas qu'elle est nécessaire; autrement,
où en serions- nous ? Nos théories de la perfection, les
aspirations sentimentales que nous ne cessons d'entretenir vers elle,
tout cela doit-il s'évanouir comme une vaine fumée ? La
troisième catégorie se compose de ceux qui, ayant gravement
offensé Dieu, pensent qu'ils ne doivent point mettre de bornes
à leurs austérités; aussi, tandis que d'un côté
ils sortent des limites d'une saine raison, de l'autre ils demeurent insensibles
aux inspirations de la grâce. Enfin, dans la quatrième catégorie,
on compte ces hommes au zèle ardent, au tempérament bouillant
et enthousiaste, qui trouvent la paix dans la guerre, le repos dans la
lutte, et qui satisfont à la nature en châtiant rudement
leur corps. Mais quand leur sang a coulé, et que sur leur visage
amaigri s'étend une pâleur livide, ils reconnaissent avec
douleur la triste erreur qu'ils ont commise en prenant pour de la véritable
mortification spirituelle ce qui n'était que la grossière
satisfaction d'une passion naturelle et instinctive.
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