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Tout dans le monde semble avoir un commencent particulier, une fin qui
lui est propre, et ces deux extrémités sont reliées entre elles par un
état normal or, c'est toujours cet état normal qui nous donne le véritable
caractère d'une chose, car il en exprime la nature et l'idée dominante.
Toutefois, les phénomènes de la vie spirituelle semblent appartenir à
un différent ordre de choses. On est porté à croire, au premier coup d'œil,
que la spiritualité n'a pas d'état normal, à moins qu'on ne donne ce nom
à cet état de progrès perpétuel et inquiet, dont le point le plus élevé
tromperait encore notre attente; car il serait au-dessous de ce que nous
avions raisonnablement le droit d'espérer. Dans la vie spirituelle, la
plus grande partie de notre temps et de notre attention est absorbée par
des préparatifs. Moyens à employer, vigilance à observer, réparations
faire, commandements, défenses et avis à suivre, voilà en quoi se résument
généralement les trois-quarts de tout livre spirituel; c'est un itinéraire
tracé, plutôt qu'un point de départ. Le dernier chapitre de bien des ouvrages
ne fait guère autre chose que de nous lancer sur la route. Il semble dès
lors que nous ne devions jamais arriver à un état fixe tel, que nous puissions
l'appeler normal ou habituel. Ce qui ne suit aucune règle ne saurait davantage
en donner; comment donc pourrait-on l'appeler normal. La nature déchue
ne peut aller à Dieu en suivant la trace d'un sillon ou la pente d'un
plan incliné, non plus que les hommes ne sauraient marcher à travers un
pays dont les voies de communication sont interrompues, ou livrer une
bataille sur des lignes mathématiques.
D'un autre côté, l'expérience des saints ne nous offre autre chose qu'une
longue suite de continuelles vicissitudes, un mélange de rayons et d'ombres
qui défient toutes les inductions, tant ils sont variés, embarrassants,
bizarres et contradictoires. Considérée même comme un panorama qui se
déroule peu à peu devant vous, la vie spirituelle ne présente ni unité,
ni fini, ni effet d'ensemble. Envisagée comme route de pèlerinage, elle
grimpe le long des flancs d'une colline; et, comme tous les chemins de
montagne, ses sen- tiers sont tortueux, ardus, et ne semblent souvent
que l'effet du caprice. C'est pourquoi nous désespérons d'arriver à un
plateau, où nous pourrions essayer des chemins nouveaux et marcher sur
un terrain uni. Néanmoins, malgré toutes ces difficultés apparentes. la
vie spirituelle possède une espèce d'état normal; et nous trouverons que
la connaissance de cet état nous sera d'un puissant secours. Il consiste
dans le retour perpétuel de trois dispositions, qui tantôt se suc- cèdent
l'une à l'autre et règnent chacune à son tour, et tantôt se partagent
le trône il deux, ou même à trois, et exercent leur influence simultanément.
Ces trois dispositions sont la lutte, la fatigue et le repos; et chacune
d'elles exige la présence d'un satellite pour l'éclairer dans la nuit
de sa révolution. La lutte demande la patience. La fatigue doit être à
l'épreuve du respect humain. Il faut que le repos s'appuie sur la mortification,
car il ne pourrait dormir sûrement ailleurs. Je me propose donc dans ce
chapitre de décrire ces trois dispositions qui constituent notre état
normal; et, dans les trois chapitres suivants, d'étudier la patience,
le respect humain et la mortification.
Je vais d'abord parler de la
lutte.
En théorie, il semble que cette idée n'offre aucune difficulté;
néanmoins elle n'est pas aisée à réaliser dans la pratique. Si la tradition
de l'Église universelle est unanime sur un point de la vie spirituelle,
c'est pour la nommer sa sagesse hérétique, avec son orgueil si profondément
enraciné, a cependant aussi son bon côte. Quelle multitude d'hommes restés
fidèles qui n'ont jamais fléchi le genou devant Baal, combien d'esprits
qui cherchent à trouver la lumière, que de cœurs touchés par la grâce,
que de sainteté cachée, que de vies surnaturelles ! que de loyauté, de
compassion, de sacrifice, de douceur, de grandeur ! Saint Vincent Ferrier
a prêché dans les rues de la capitale de 1'Angleterre et le Père de La
Colombière dans les étables. Ne retenez pas en bas ce qu'il y a de bon
dans son sein, seulement pour que le bon aspire à devenir meilleur, aidez,
aidez les hommes à être saints. Tous ceux qui demandent des secours ne
désirent pas véritablement en obtenir, surtout quand il doit leur en coûter
quelque peine. Mais il est des gens de bonne foi. Parvenez à détacher
dix âmes des créatures, et à les unir intimement à Dieu, et qui peut dire
ce qui arrivera alors à cette immense cité ? Ce monstre n'est pas sans
avoir quelque chose d'aimable. Il a bonne volonté souvent, lors même qu'il
est cruel. Les personnes de bonne volonté sont inévitablement cruelles.
Oh! oui! cette malheureuse ville est souvent aussi digne de compassion
que de colère et de malédiction. Pauvre Babylone ! puisse-t-elle être
bénie par la main de son Dieu qu'elle ne connaît pas, et puisse la paix
pénétrer jusqu'au sein de son aréopage !
Mais en quoi consiste notre lutte ?
En cinq points principaux, sur chacun desquels nous pourrions écrire un
chapitre entier si le temps nous le permettait.
Il y a les combats proprement dits.
Vous voyez que je vous tiens quittes aisément. Car certaines gens vous
diraient que la vie des chrétiens est une bataille perpétuelle, un combat
qui ne finit qu'à la mort; et une pareille doctrine, pour peu que vous
cherchiez à la vérifier par la pratique, vous jetterait souvent dans le
découragement. J'appelle la vie spirituelle une lutte, et je ne fais du
combat qu'une partie de la guerre. µ
Il y a des travaux à exécuter tels
que planter les tentes, nettoyer les armes, ramasser du bois, cuire les
rations, faire des reconnaissances, etc.
Il y a des marches forcées à faire.
Si je vous demandais: Combattez-vous ? et que vous me répondiez : Non,
mais j'ai les pieds meurtris Je serai satisfait, et Je ne vous tourmenterai
pas davantage. Je n'ai pas même d'objection à faire à un bivouac de temps
en temps, car ces moments d'arrêt ne sont pas Incompatibles avec le sens
vaste et général que j'ai attribué au mot guerre.
Il faut toujours avoir un ennemi en vue.
Par là je ne veux pas dire que vous deviez reconnaître votre ennemi au
premier coup d'œil. Un vice peut se présenter et faire l'espion sous les
dehors d'une vertu éteinte. Mais il faut avoir un ennemi en vue, et savoir
comment agir avec lui. Envahir le monde, et alors seulement regarder autour
de soi pour trouver un ennemi, ce n'est pas l'art de la guerre, tel que
je le comprends, appliqué au combat spirituel.
Il faut qu'un effort sensible développe
sans cesse en vous des forces plus grandes, quelque soit celui de vos
devoirs de soldat. que vous remplissiez. Si vous ne vous sentez tout différent
sur le terrain du combat de ce que vous étiez dans le champ du repos,
vous ne serez pas à la hauteur de votre vocation. Voilà les cinq points
qui constituent la lutte.
Mais, direz-vous, quels sont les
ennemis qu'il me faut combattre ? Ils sont au nombre
de sept, et l'histoire naturelle de chacun d'eux suffirait à elle seule
pour former un petit traité. Il faut maintenant résumer tout ce que nous
avons à dire sur ce sujet en quelques mots :
1°)Nous avons d'abord
à combattre le péché, non-seulement
dans les tentations présentes, lorsqu'elles nous pressent vivement, mais,
dans tous les temps, avec les habitudes que nos vieux péchés ont enracinées
en nous, avec la faiblesse qui est la conséquence de nos défaites passées.
Si les hommes sont si souvent surpris tombant dans des péchés graves,
la raison n'en est pas toujours dans la violence des tentations, ni dans
l'absence d'attention qu'on leur accorde au moment présent, mais dans
la négligence avec laquelle on envisage cette faiblesse morale que le
péché passé et même pardonné laisse généralement. derrière lui.
2°)Il faut lutter
contre les tentations, et il faut les combattre avoir un courage
étonnant, non pas comme des ennemis dont il suffit de forcer les lignes
pour que toute la campagne soit bientôt évacuée, mais contre des adversaires
dont les rangs deviendront plus épais il mesure que nous avancerons. Les
plus faibles nous assailliront les premières, du moins si l'on excepte
celles qui s'opposent à ce que nous nous donnions à Dieu dès le principe.
Plus tard il en viendra de plus fortes. Il semble que la violence des
tentations croisse en proportion de nos progrès dans la grâce. L'élite
compose la réserve. Nous aurons un jour à combattre les prétoriens, les
gardes-du-corps du démon; et ce sera probablement lorsque nous serons
étendus pâles et épuisés sur notre lit de mort. Voilà ce qu'il ne faut
jamais oublier au sujet des tentations, autrement nous nous laisserons
éblouir, d'abord par nos triomphes, et ensuite décourager par la faiblesse
de leurs résultats. La victoire que nous avons obtenue n'est rien relativement
à celles que nous avons encore à remporter. Néanmoins une victoire est
toujours une victoire.
3°)Nos épreuves,
comme nos tentations, croissent à mesure que nous avançons. Nous pénétrons
dans un pays plus difficile à parcourir. Nous voyons le mal là où jadis
nous n'avions pas coutume de le voir. C'est pourquoi nous trouvons plus
d'écueils à éviter que par le passé. Nous avons de plus grands efforts
à tenter, de plus hautes collines à gravir. Tout ceci à bien son côté
consolant mais la difficulté est en proportion de la hauteur et de la
grandeur. Et puis la sainteté engendre une foule d'épreuves et de peines
qui n'appartiennent qu'à elle, et qu'on ne retrouve pas, dans la vie libre,
dans les manières aisées, dans le langage gracieux du monde. Les épreuves
intérieures de la vie dévote suffiraient seules pour tenir le plus grand
des saints occupé jusqu'à son dernier moment. Scaramelli a écrit un traité
complet à ce sujet. Les épreuves ne sont pas également réparties parmi
les hommes; les uns en ont plus, les autres moins. Ce qu'il est nécessaire
de nous rappeler, c'est que nous ne nous sommes pas encore trouvés en
face de notre plus grand ennemi. Ne chantons pas victoire, quand la victoire
ne fait que de commencer.
4°) Nous avons à lutter
contre les changements qui surviennent dans nos fautes. En
effet, on finit par se trouver à l'aise dans une habitude, quand une fois
on a surmonté la peine qu'elle coûte à acquérir. Nous nous sommes engagés
dans une certaine voie, et nous n'aimons pas à en sortir. Tout perfectionnement
apporté aux instruments de travail ne fait que les rendre plus incommodes
aux vieux ouvriers. David se sentit si gêné sous la lourde armure de Saül,
qu'il s'en dépouilla aussitôt pour reprendre ses habits de berger et sa
fronde favorite. Il en est de même de nous : nous adoptons une certaine
manière d'agir envers nous-mêmes, nous ressentons une certaine haine pour
nous mêmes, et nous nous traitons avec un certain degré de sévérité. Il
nous a fallu de la peine pour en arriver là; mais enfin nous y sommes
parvenus, et nous trouvons que maintenant tout marche assez bien. Puis
tout d un coup, par suite de l'âge, des circonstances ou de quelque crise
intérieure, nos fautes changent, et il nous faut apprendre une nouvelle
méthode de faire la guerre. De plus, ces sortes de changements sont souvent
imperceptibles à l'époque où ils s'opèrent. Nous n'avons pas conscience
de ce qui se passe et, comme notre caractère est sujet à subir des modifications
contraires, il arrive que nous négligeons ce que nous devrions observer,
et que nous observons ce que nous pourrions maintenant négliger sans danger;
souvent même, nous favorisons une passion nouvelle tandis que nous croyons
en mortifier une vieille. C'est là une situation pleine de perplexité,
et qui est la source d'une foule d'ennemis et de distractions, quand elle
n'engendre pas d'autres inconvénients. Il faut nous tenir prêts à tout
événement.
5°)Les imperfections
qui nous harcèlent. La guerre que
nous faisons à ces indignes ennemis est également sans gloire et sans
danger; elle nous fatigue, nous harasse et nous épuise. Il y a des infirmités
qui semblent douées d'une vitalité surnaturelle, et dont nos efforts les
plus sérieux et les plus persévérants ne peuvent venir à bout de triompher.
Les négligences habituelles dans la récitation de l'office divin ou du
chapelet, les petites immortifications à table, l'usage de certaines expressions,
enfin une multitude de petites choses relatives au maintien et au recueillement
extérieur sont des exemples de ces imperfections. Il semble bien dur que
nous soyons asservis à des choses d'une aussi faible importance, et c'est
là une épreuve. aussi pénible pour notre foi que pour notre bonne humeur.
Mais Dieu permet quelquefois que nous manquions notre but, quand nous
visons à les détruire, afin que notre dévotion soit cachée aux yeux des
autres, qui pourraient la flétrir en la louant, ou enfin que, semblables
à l'Apôtre, nous portions un aiguillon dans notre chair, pour nous rendre
humbles et nous inspirer le mépris de nous-mêmes. Souvent la grâce est
sauvée à la faveur d'une imperfection, et il y a beaucoup d'imperfections
qui sont ridicules et humiliantes, plutôt que coupables et dignes de la
colère de Dieu. Rien, tant que nous vivrons, ne saurait mettre un terme
à cette lutte fatigante contre nos imperfections, pas même l'Extrême-onction.
Elle cessera seulement avec notre dernier soupir, lorsque nous reposerons
déjà sur le sein de notre bon Père qui est dans le ciel.
6°) La privation de
la lumière divine et des secours sensibles; soit que Dieu veuille
par là nous éprouver et nous purifier, soit qu'il veuille nous punir de
notre infidélité. Ce combat ressemble à celui de Jacob, lors- qu'il lutta
contre Dieu; ou plutôt, c'est tout à la fois un combat contre Dieu, contre
nous-mêmes, et contre le démon. En effet, Dieu n'a pas plus tôt retiré
de nous son assistance sensible, que Satan nous attaque avec une nouvelle
violence, et que nous nous laissons aller nous- mêmes au découragement
et à toutes les conséquences (le l'amour-propre blessé. Il en est de nous
comme des Israélites en Egypte : nous avons plus d'ouvrage à' faire, et
on ne nous fournit pas les matériaux comme par le passé; du moins il semble
qu'il en soit ainsi. Toutefois, Dieu est avec nous lorsque nous ne le
savons point.. Il n'y a pas u~ ne pourrions pas tenir la position. mais
Il est difficile de s'en persuader purement et simplement, à l'aide. de
la foi, que Dieu est avec nous, lorsque nos sensations et nos sentiments
nous disent le contraire. Grâce à la miséricorde divine, cette épreuve
n'est pas perpétuelle. Elle survient et disparaît; et si nous pouvions
nous habituer d'avance à la regarder comme la visite significative d'un
mystérieux amour, nous la supporterions avec plus de douceur et de courage
que nous n'avons coutume de le faire. Il arrive d'ordinaire que nous nous
fatiguons par de trop violents efforts, et qu'ensuite nous tombons sur
le bord de la route, épuisés, sans force, et en proie à une sorte de désespoir
immodéré. Se mettre en colère contre Dieu est une chose plus ordinaire
dans la vie spirituelle que beaucoup de gens le supposent. Cette folle
irritation a rejeté sur la terre plus d'une prière qui s'en élevait, et
vicié plus d'une généreuse mortification. Heureux ceux qui peuvent lutter
contre Dieu, sans mêler la plainte à leur prière, et qui, sans autres
armes que le recueillement et le respect, parviennent néanmoins, avec
une forte volonté secondée par la grâce divine, à triompher de lui .
7°) La familiarité,
surtout dans trois choses, dans la prière, dans les sacrements, dans les
tentations. J'ai dit plus haut que c'était une terrible responsabilité
que d'avoir des rapports avec Dieu. Aimer Dieu est une chose où la hardiesse
le dispute à la difficulté. C'est dans sa compassion pour nous, qu'il
a daigné faire un précepte de ce qui était en soi un privilège ineffable.
Toutefois, il est difficile d'aimer avec ardeur, avec tendresse, et en
même temps avec respect. De là vient que, chez beaucoup de personnes,
la familiarité s'attache à l'amour et le corrompt. La familiarité dans
la prière consiste à méditer sans préparation, à faire usage d'expressions
qu'on n'a pas suffisamment pesées, à prendre une posture nonchalante,
à se servir d'épithètes plus ou moins convenables, à se plaindre avec
aigreur, et à négliger de conformer nos demandes à celles des saints.
Tout cela constitue une familiarité intolérable envers la majesté suprême
de Dieu. Ce sentiment se développe en nous. L'habitude engendre l'indifférence,
et avec l'indifférence nous devenons profanateurs. La familiarité dans
les sacrements consiste à aller à confesse après un examen sommaire et
un acte de contrition murmuré à la hâte, à supprimer l'action de grâces
après avoir reçu l'absolution, et à s'inquiéter médiocrement de la pénitence
qui a été donnée en même temps; comme si nous étions des gens privilégiés
et qui eussions le droit de prendre des libertés avec le Précieux Sang.
A l'égard du Saint-Sacrement, la familiarité nous pousse à faire de fréquentes
communions sans permission, à extorquer cette permission, à nous approcher
de la Sainte-Table sans préparation, ou à négliger notre action de grâces
après avoir reçu la sainte Eucharistie, comme si toute notre vie devait
être considérée comme une préparation suffisante, et une action de grâce
égale au bien- fait reçu. D'ailleurs, on fait preuve de liberté d'esprit
en faisant voir avec quelle facilité, avec quelle aisance on traite le
Saint-Sacrement. La familiarité dans les tentations, c'est perdre l'horreur
que nous inspirait leur caractère flétrissant, c'est tarder à les repousser,
c'est sentir diminuer notre aversion pour le mal, c'est n'en être plus
assez effrayé; en un mot, c'est croire que telle ou telle vertu est tellement
enracinée en nous, qu'il est absolument impossible que nous succombions
désormais. Ces différentes sortes de familiarités s'emparent de nous comme
les trompeuses approches du sommeil. Nous éprouvons une répugnance toujours
croissante à nous en débarrasser, en secouer le joug. En pareilles circonstances,
les pensées de l'enfer et du purgatoire, quelque salutaires qu'elles ;puissent
être, nous feront moins de bien que de fréquentes méditations sur les
adorables attributs de Dieu. Oh! si notre chair était toujours percée
des traits d'un saint effroi, combien notre vie ressemblerait davantage
à celle des anges ! Telle est notre lutte, et tels sont les sept principaux
ennemis contre lesquels nous avons à combattre.
La seconde disposition dans laquelle,
selon moi, réside notre état normal, c'est la fatigue.
II y a là quelque chose de plus que l'agréable sensation d'être
las. En effet, quelquefois on trouve du plaisir dans la lassitude la plupart
du temps ce n'est qu'une douleur pressante et oppressive. Quant à la fatigue
dont je parle, c'est le résultat de la lutte que nous venons d'étudier.
Elle consiste d'abord dans cet épuisement qui est la conséquence naturelle
d'un combat prolongé; ensuite dans un dégoût, une aversion indéfinissable
pour toutes les choses sacrées; dans une irritabilité qui ne pro- vient
pas seulement de nos défaites successives, mais encore de la nature même
de cette guerre harassante; dans l'abattement, surtout lorsque la main
de la grâce nous soutient d'une manière moins sensible; enfin dans un
sentiment qui nous fait regarder la persévérance comme impossible: ce
n'est pas là du désespoir, puisque nous ne cessons pas nos efforts, seulement
nous les faisons par la simple force de la volonté assistée par la grâce,
et non par l'énergie d'un cœur rempli d'espérance. On ressent cette fatigue
dans le cours du combat aussi bien qu'après: et comme nous pouvons à la
fois offenser Dieu et faire certaines choses aussi imprudentes que préjudiciables
à nos intérêts, sous l'influence oppressive de cette lassitude, il importe
que nous nous en formions une idée claire, et que nous en recherchions
les causes.
Ces
causes sont au nombre de sept, et chacune d'elles apporte avec
soi les épreuves, les dangers et les tentations qui lui sont propres.
1°) La première cause
est la résistance incessante que la vie spirituelle oppose à la nature,.
Je ne parle pas des mortifications volontaires, bien qu'il faille aussi
en tenir compte. Mais tout ce que nous faisons dans la vie spirituelle
est contraire aux désirs et aux penchants de notre nature corrompue. Il
n'y a pas de plaisir auquel nous osions accorder un consentement sans
réserve. Il n'y a pas de jouissance spirituelle qui ne soit une souffrance
plus ou moins grande pour notre pauvre nature. Quelle Joie ne puise-t-on
pas dans la prière? Cependant la nature trouve la mortification moins
pénible que la prière. Nos goûts, nos souhaits, nos inclinations, nos
instincts, ce que nous recherchons, ce que nous fuyons, tout est plus
ou moins menacé par nos efforts pour être saints. Lorsque la nature nous
offre son assistance,. nous nous défions d'elle, nous soupçonnons ses
intentions, et, lorsque nous consentons à nous servir des secours qu'elle
nous présente, nous ne nous montrons ni moins brusques, ni plus gracieux
à son égard. Il n'est pas jusqu'à son activité, cette activité qui est
notre œuvre à nous, que nous ne regardions en quelque sorte comme un ennemi
qui nous pousse hors de la douce présence de Dieu pour nous précipiter
dans des indiscrétions sans nombre. La garde de nos sens, même limitée
à ce qui est strictement nécessaire au devoir, n'en est pas moins un esclavage
contre lequel la nature se révolte. En un mot, à mesure que la grâce prend
possession de nous, nos sympathies diminuent pour notre propre nature
en particulier, et en quelque sorte pour la création extérieure en général.
Ce phénomène devient visible à l'œil nu, lorsqu'il atteint les proportions
auxquelles il arrive quelquefois chez les saints et chez les personnes
extatiques. Leurs maladies, leurs souffrances et leur état de faiblesse,
en apparence si contraire à la nature, ne sont en réalité que les effets
du caractère surnaturel et contemplatif de leur vie. Comme l'enseigne
la théologie mystique, l'estomac, les nerfs, le cerveau, en un mot tous
les différents systèmes sont dérangés par la possession complète que la
grâce a prise de l'âme, surtout dans les personnes qui mènent une vie
contemplative et intérieure. Mais ces effets se font déjà légèrement sentir
dès que nous entrons sérieusement dans la vie spirituelle, et ils doivent
nécessairement causer quelque fatigue. La simple action de ramer sans
cesse contre le courant suffit pour lasser et roidir nos membres. Et non-seulement
il ne peut y avoir de paix avec la nature, mais, sauf les moments d'extase,
pas même de trêve, et, d'après ce que les saints nous rapportent, il paraît
que la nature tire une terrible vengeance de leurs extases quand elles
sont une fois passées.
2°)
Une autre cause de fatigue, c'est l'incertitude dans laquelle la tentation
nous laisse, ne sachant
pas si nous y avons consenti ou non. Marcher en aveugle, ou chercher notre
chemin dans l'obscurité, est une chose très-fatigante. La lumière tempère
la fatigue. Mais, lorsque nous ne savons pas sûrement si nous avons offensé
Dieu ou non, si telle ou telle action est une violation de nos vœux et
de nos résolutions, notre âme perd de sa souplesse. Si nous avons réellement
triomphé, le sentiment de notre victoire n'est pas là pour nous pousser
à d'autres succès, et si nous avons été vaincus, nous trouverons dans
la certitude de notre défaite le courage de la supporter. Une marche d'une
lieue, faite sous l'ardeur d'un soleil brûlant, et sur une route couverte
d'une épaisse poussière, fatigue infiniment plus que dix lieues parcourues
dans des circonstances moins défavorables: tel est l'effet de l'incertitude
dans laquelle nous plonge la tentation irritée, en se retirant. Elle nous
lasse et nous énerve.
3°)
La troisième cause de notre fatigue est la monotonie d'un combat qui se
renouvelle tous les jours.
Une constante uniformité finit par fatiguer. C'est là en grande
partie ce qui fait de la captivité une peine si cruelle, quelque spacieuse,
quelque commode d'ail- leurs que la prison puisse être. Le soleil brille,
.la brise du matin vient caresser notre visage, les petits oiseaux gazouillent,
dans la campagne; et pendant un instant notre pensée qui s'éveille ne
se reporte pas sur le lieu où nous sommes, ni sur les souffrances qui
nous attendent. Mais aussitôt que nous avons conscience de notre position,
en présence d'une journée encore à passer dans cette captivité dont rien
ne vient rompre la monotonie, notre cœur se serre, plein de tristesse
et de désespoir, même après de longues heures d'un sommeil rafraîchissant.
Il en est de même de la vie spirituelle. Doit-elle être un combat infructueux
? est-ce un poids dont nous ne serons jamais délivrés? est-ce un ressort
qui doit toujours rester tendu ? l'étreinte ne doit-elle donc jamais se
relâcher ? Et, lorsque nous sommes obligés de nous répondre à nous-mêmes
par le seul mot : Jamais, cette vieille guerre, renouvelée à chaque instant
du jour, nous devient insupportable. retenez quelque faiblesse en particulier,
par exemple l'intempérance de la langue, ou les misérables jouissances
du boire et du manger. que de dégoûts, que de rebuts Il vous faudra essuyer
avant de triompher d'une manière sensible de la force de ces mauvaises
habitudes !
4°)
La quatrième cause de notre fatigue est le peu de progrès que nous faisons
dans un long espace de temps. Le succès empêche de sentir
la fatigue. L'émotion nous enlève et fournit des forces nouvelles à la
nature, en lui permettant de tirer sur les fonds secrets de la constitution,
qui, autrement, seraient restés inutiles jusqu'au jour de la lutte suprême.
Au contraire, la défaite dispose à la lassitude. D'ailleurs, on se fatigue
infiniment plus en marchant lentement, qu'en marchant vite. On voit des
hommes parcourir à grands pas l'espace resserré qui forme le gaillard
d'arrière d'un vaisseau, parce qu'une démarche trop lente attriste leurs
pensées et brise leurs membres. Ce sont là des images des sentiments de
l'âme. Nos faibles progrès nous privent de tous les encouragements de
la nature. Car il faut qu'une âme soit pleinement saturée des principes
surnaturels pour parvenir à de grands résultats à l'aide de moyens comparativement
faibles, pour faire, par exemple, qu'une mauvaise pensée repoussée, qu'un
moment d'humeur vivement réprimé, qu'un sentiment de basse envie refoulé
au fond du cœur, le nom de Dieu sincèrement béni au sein de l'infortune,
pour faire que tout cela soit un progrès réel, immense, que chacune de
ces choses soit un bien plus précieux pouf nous que le monde ensemble,
car c'est quelque chose qui plaît à Dieu, et que Dieu seul nous a mis
en état de faire. Malheureusement, nous réalisons de préférence nos principes
surnaturels, lorsque nous sentons le moins la fatigue; et c'est pour cela
que la lenteur de nos progrès nous est tellement à charge. Un calme plat
en mer nous lasse, quoiqu'il n'exige de nous aucun effort physique. Gravir
le Parante, par un vent piquant, par une pluie battante qui vous fouette
le visage, est moins fatigant que de stationner immobile pendant un jour
dans le golfe de Corinthe, en présence de beautés naturelles qui suffiraient
à rassasier l'esprit et les yeux pendant des semailles entières.
5°)
La vigilance universelle qu'exige la vie spirituelle est la cinquième
cause de notre fatigue. Il ne suffit pas de veiller
toujours, il faut veiller à tout. On peut tout concentrer dans la vie
spirituelle, tout excepte la vigilance: elle seule ne se concentre pas.
Ce qui s'en rapproche le plus, c'est l'habitude d'un minutieux examen
de conscience sur un défaut particulier, une des pratiques les plus utiles
et les plus efficaces de la vie spirituelle. Mais c'est moins là concentrer
notre vigilance que fixer notre attention sur un défaut; afin de nous
tenir éveillés, et d'habituer nos yeux à remarquer le moindre mouvement,
et nos oreilles à recueillir le plus petit bruit. Et qui osera dire que
l'examen particulier ne soit pas en soi une occasion de lassitude. Heureux
l'homme qui peut y demeurer fidèle, ne fût-ce qu'un seul mois ! Oui, si
la vigilance est une chose fatigante en soi que sera-ce donc quand nous
aurons dit qu'elle doit être universelle et incessante? C'est pourtant
une vigilance de cette nature que le monde, la chair et le démon exigent
de nous sans relâche. La liberté d'esprit est un grand bien, elle dispense
de beaucoup de choses. Mais malheur à l'homme qui oserait songer un instant
qu'elle se dispense de la plus scrupuleuse vigilance .
6°)La sixième cause de
notre fatigue est le simple effet de la durée
: nous nous fatiguons parce que nous nous usons. Un travail
peu considérable fatiguera, s'il est tant soit peu prolongé; et les travaux
de la vie spirituelle sont infinis, la pression en est constante. Il est
vrai que cette sorte de lassitude est plus facile à supporter que d'autres,
car il y a toujours quelque chose de consolant dans la pensée que du moins
nous avons persévéré jusqu'ici. Néanmoins, c'est là une des difficultés
de la persévérance. Car tandis que nous souffrons de la lassitude présente,
l'avenir ne nous offre pas de perspective plus consolante. L'horizon nous
présente des travaux de tous côtés; ces labeurs dureront plus ou moins
longtemps, selon qu'il plaira à Dieu, mais ils ne finiront qu'avec notre
vie. Il n'y a ni retraite ni demi-solde dans le service militaire de la
vie spirituelle.
7°)
Enfin, la septième cause de notre fatigue, c'est la fatigue elle même.
Nous nous lassons d'être las, et ce sentiment produit une sorte de torpeur
très-dangereuse pour l'âme. L'indifférence s'empare de nous. Nous devenons
peu à peu insensibles au sentiment de notre indignité, à l'horreur du
péché, au bonheur si glorieux et si désirable de posséder Dieu, d'être
unis à lui. Nous ressemblons à un instrument brisé; la main qui nous touche
ne tire de nous aucun son. Il y a dans cet état quelque chose d'analogue
à ce cœur dont parle Notre- Seigneur, dans lequel peuvent facilement pénétrer
sept démons plus méchants que le premier qui en avait été chassé. Le seul
remède sûr pour ce genre de fatigue c'est un surcroît d'occupation. Il
faut charger encore davantage l'esprit déjà surchargé. La neige seule
peut ramener. la chaleur dans les membres roidis du voyageur perdu dans
les glaces du pôle antarctique. C'est un cruel remède, mais il est efficace.
Il en est de même de cette fatigue causée par la fatigue. Si vous ne l'accablez
pas, au point de l'irriter, de la rendre rebelle, intraitable même, dans
peu de temps vous serez à la veille d'abandonner entièrement le service
de Dieu.
Telles
sont nos sept différentes sortes de fatigue;
et je suis presque effrayé de ce que je viens d'écrire. Je crains
de vous avoir découragés. Hélas ! Ce n'est pas la véritable amitié, celle
qui jette une teinte de rose sur les parties arides et sauvages du paysage
spirituel. L'homme ne doit pas se représenter comme très-aisé ce que Dieu
a fait en partie très-difficile. Mais il faut vous rappeler que ce n'est
là qu'un côté du tableau, et que c'est le plus sombre. Je me suis appesanti
sur ce point-ci, parce que c'était le moment de le traiter; et je l'ai
représenté sous le jour le plus défavorable, car j'ai supposé que pendant
tout ce temps Dieu retirait de nous toute douceur sensible, toute consolation
intérieure. Toutefois, il est rare qu'il en soit ainsi; cela n'arrive
peut-être jamais à personne, et, à coup sûr, jamais aux âmes que Dieu
n'a pas douées d'abord d'un immense courage, d'une force et d'une patience
à toute épreuve ou d'un attrait particulier pour les chemins où l'on ne
marche qu'à l'aide de la foi. Lorsque j'en serai arrivé au chapitre de
la Paresse spirituelle, je vous montrerai les moyens d'éviter les dangers
auxquels la fatigue nous expose. Jusque-là je me contenterai de deux observations;
la première est celle-ci, que les joies spirituelles de la sainteté en
compensent avec usure les fatigues, et la seconde, c'est que, quoique
vous fassiez, je vous conseille de ne pas aller demander aux créatures
asile et consolation, quand, pour un moment, les choses de Dieu vous paraîtront
pénibles et sans intérêt. Les conséquences d un pareil acte sont terribles,
j'allais presque dire sans remède. Mais j'ai vu des choses qui prouvent
le contraire. J'aime à croire qu'il n'y a pas d'erreur sans remède dans
la vie spirituelle. On a cité comme tel l'état d'un religieux abandonné
à la tiédeur. Mais nous savons que même les cas de cette nature ne sont
pas incurables, parce qu'ils ont été guéris. Et quel mal serait incurable,
si celui-là ne l'est point ?
Le troisième élément de
notre état normal est le repos, qui est en apparence l'opposé de la fatigue
dont nous venons de parler.
Mais il ne faut pas nous imaginer que le repos consiste soit dans une
trêve de combat, soit dans la délivrance des fatigues. Cette notion serait
contraire à l'idée de la vie spirituelle. Le repos dont je parle est un
repos plus vrai, plus sublime, un genre de repos totalement différent.
Voici les cinq caractères qui le distinguent: d'abord il est surnaturel.
La nature fatiguée ne saurait le procurer. Ce ne serait point du repos
si la source n'en était au ciel. S'il vient d'un cœur humain, ce ne peut
être que du cœur d'un Dieu fait homme. Ensuite, le repos dont nous parlons
ne dure que quelques instants à la fois. Il descend et il remonte, semblable
à la visite d'un ange. En troisième lieu, quoique cette visite soit courte,
néanmoins les eft'ets en sont durables. Elle nous rafraîchit et nous ranime
d'une manière que les consolations terrestres ne sauraient imiter, et
moins encore égaler. C'est une nourriture qui nous donne des forces pour
marcher jusqu'à la montagne de Dieu. Le quatrième caractère de cette quiétude,
c'est qu'elle est parfaitement paisible. Elle ne produit aucun émotion;
elle ne dérange aucune de nos dévotions ordinaires, aucun de nos exercices
spirituels. Ce n'est pas une force qui vienne troubler notre vocation,
ni un mouvement qui maîtrise notre discrétion. Enfin, ce repos nous unit
à Dieu: et qu'est-ce que cette union, sinon une participation à la paix
éternelle, un avant-goût de ce repos qui nous attend à jamais sur son
sein paternel ?
En m'efforçant de vous retracer les différents caractères de ce repos
si précieux et si doux, je dois vous avertir de ne point vous laisser
abattre si je le fais consister dans des choses qui semblent pour le moment
au-dessus de votre portée. Vous êtes sur la voie qui conduit à ces hauteurs
sublimes. Peut-être n'avez-vous encore fait que les premiers pas. Néanmoins,
vous êtes sur la route, et, une fois arrivés au but, vous y trouverez
le don du repos, qui croîtra en vous à mesure que vous croîtrez en sainteté;
mais ce sera toujours, dès le principe, une faveur insigne de votre Père
céleste.
Ce divin repos consiste
d'abord dans le détachement des créatures. A mesure que nous
croissons en sainteté, nos attachements aux créatures s'affaiblissent,
et ce qui en reste subsiste en Dieu. Je ne veux pas dire par là que la
sainteté consiste dans l'absence du sentiment. Voyez saint François de
Sales étendu sur le sol de la chambre où sa mère vient de rendre le dernier
soupir, et gémissant avec toute l'amertume d'un cœur brisé. Les anges,
plus forts, contemplent le saint ainsi prosterné sans blâmer sa douleur,
car ses larmes sont plutôt l'expression de la sainteté de l'homme, que
de la faiblesse humaine. Au milieu de cette tempête de douleur, il affirme
que sa volonté ne s'écarta pas un seul instant de la douce et souveraine
volonté de Dieu. Pour en revenir à nous-mêmes, tout ce qu'il y a d'irrégulier,
de terrestre, de désordonné dans nos affections, s'évanouit. Que dis-je?
nous ne tardons pas à nous apercevoir d'une manière sensible que tous
les sentiments violents, de toute espèce, s'affaiblissent dans notre cœur.
Et c'est ce qui constitue le repos; car les violents sentiments terrestres
sont une véritable tyrannie.
En second lieu, nous
n'avons à présent en vue aucun objet humain; et c'est encore
là une source d'inquiétude de moins. A quel succès pouvons-nous aspirer
? Sont-ce les richesses que nous souhaitons ? Est-ce une haute dignité
dont une imagination ambitieuse fait l'objet de nos rêves ? Est-ce quelque
plan merveilleux que nous brûlons de réaliser ? Mais aucune de ces choses
n'appartient à la vie dévote. L'homme spirituel ne connaît ces vains objets
que pour les avoir brûlés. Il les a détruits et a continué sa route. Les
œuvres de charité, prises en elles-mêmes, cessent d'être une fin à laquelle
on puisse s'arrêter. Ce sont autant de marchepieds que nous jetons ici-bas,
afin que la gloire de Dieu et ses anges, en passant sur la terre, s'arrêtent
pour bénir sa misère. On peut trouver le repos en travaillant à une fin
surnaturelle, et les efforts mêmes que nous faisons en cette circonstance
peuvent nous paraître plus doux que le repos le plus délicieux. Mais il
ne saurait y avoir de paix pour ceux qui se proposent un objet purement
humain, quelque innocent que cet objet puisse être d'ailleurs.
En troisième lieu, la
sainteté nous apporte le repos, parce qu'elle nous délivre même de l'ambition
spirituelle sous ses formes multipliées. Comme je l'ai déjà
dit, la recherche désordonnée de la vertu est un vice, et un désir inquiet
d'être bientôt délivré de toutes nos imperfections, n'est qu'un rêve de
l'amour-propre. C'est presque un péché de souhaiter des faveurs sur. naturelles;
et demander à Dieu des signes surnaturels est presque toujours une indiscrétion.
La grâce pré- sente n'est pas seulement le champ assigné à nos travaux,
c'est encore le port où le repos nous attend.
Nous devons mettre notre confiance en Dieu avec une simplicité enfantine
au milieu même de nos progrès spirituels. Il faut que nous fassions un
lit de notre bassesse, et un oreiller de nos imperfections; rien ne saurait
nous souiller, tant que l'humilité sera la couche de notre repos. L'ambition
ne cesse pas d'être un mal, l'avidité ne devient pas une vertu, parce
qu'elles passent dans l'ordre de la spiritualité. Lorsque Dieu nous nourrit
de sa propre main, est-ce bien le moment de nous montrer avides ? Lorsque
l'ambition spirituelle s'est transformée par la mortification, non pas
en différence, mais en patience, en prière, en douce et tranquille espérance,
alors seulement on a trouvé le repos.
La conséquence de toutes
ces dispositions, c'est de nous tenir toujours prêts à mourir, ce qui
constitue la quatrième source de repos. Qui peut nous retenir
ici-bas ? Pourquoi y languir davantage ? Osons-nous, avec saint Martin,
demander à Dieu de nous laisser sur la terre pour travailler, si nous
sommes nécessaires à son peuple ? Sommes-nous assez insensés pour croire
que nous avons une mission qui doit nous retenir sur la terre, comme Marie
après l'Ascension, comme l'évangéliste saint Jean jusqu'à la fin du premier
siècle ? Quand nous allons partir pour un voyage, et que nous ne sommes
pas prêts, nous nous agitons dans tous les sens, pleins d'activité et
d'ardeur. Nous avons nos préparatifs à achever, nos derniers ordres à
donner, nos adieux à faire; et quand tout est terminé, et que l'heure
du départ n'a pas encore sonné, nous nous asseyons pour nous reposer.
Les appartements ne ressemblent plus à notre demeure, parce que nous allons
partir, et les objets qui nous attachaient sont emballés, comme les œuvres,
les mérites et les péchés pardonnés d'un mourant. S'il y a en nous quelque
autre sentiment que la paix dont nous jouissons, c'est peut-être l'impatience
mais, dans un homme spirituel, l'impatience de mourir ne serait pas une
légère immortification. C'est pourquoi, pour jouir du repos, il faut être
prêt à mourir, mais sans impatience. L'animal qui se couche au pied d'un
arbre et s'endort à l'ombre, au milieu des ardeurs du jour, ne trouve
pas dans son repos une jouissance plus sensible que l'âme immortelle qui
a eu le courage de se détacher des choses du monde.
Notre nature aime à s'arrêter
à la fin et non aux moyens: ceci nous ouvre une cinquième source de repos;
car toute chose, quelque transitoire qu'elle puisse être, devient une
fin dès qu'on la rapporte à Dieu. C'est véritablement une fin, et dans
un sens qui n'appartient pas aux choses purement terrestres; mais elle
participe à la fin de toutes les fins, à l'être dans lequel toute créature
trouve son repos suprême, à Dieu lui-même. C'est pourquoi nous trouverons
le repos jusque dans la lutte et jusque dans la fatigue parce que l'une
et l'autre se composent d'une multitude de choses dont chacune est en
soi un lieu de repos, une fin. Chacun de nous n'a-t-il pas senti quelquefois
dans sa vie, seulement à de trop rares intervalles, une joie secrète s'emparer
de lui à la pensée qu'il n'avait ni désir ni volonté à lui ? Tout est
rempli, parce que Dieu est partout. On aime Dieu, on l'a trouvé; on n'a
plus rien à chercher, plus rien à désirer. Les maux possibles ne se présentent
à l'imagination que pour faire sentir d'une manière plus vive le bonheur
d'en être exempt; on jouit du repos, la terre ne fait plus vibrer les
cordes du cœur. Chaque chose dans le monde offre une fin à remplir. On
peut se reposer partout; tout devient un lit de repos, parce qu'on rapporte
tout à Dieu. Si seulement cette aimable tranquillité pouvait durer un
peu plus longtemps ! Mais Dieu sait ce qui nous convient le mieux; un
seul, désir troublerait les délices de ce céleste repos.
L'humilité nous offre
une sixième source de repos, et cela de deux manières différentes.
D'abord, elle nous rend satisfaits; nous sommes contents de nos infirmités,
quoique mécontents de nous-mêmes; à Dieu ne plaise qu'il en soit autrement
Loin de nous l'inquiétude et l'ambition; nous devenons tranquilles et
simples comme des enfants; et le seul son de ces mots suffit pour ramener
le repos. Ensuite, l'humilité nous donne encore la paix d'une autre manière;
en effet, non-seulement elle nous tient dans la soumission en nous écrasant
sous le sentiment de notre néant, mais elle nous réjouit aussi en répandant
autour de nous !es pures clartés de la grâce, et en nous faisant sentir
.Jusqu'à quel point nous dépendons de Dieu. Vit-on jamais un exemple d'un
cœur humble livré à l'inquiétude? Jamais, à moins qu'une tempête de douleur
passagère n'ait éclaté sur ce cœur. L'humilité, c'est le repos, repos
plein, de douceur et de sécurité, qui ne laisse derrière lui ni regrets
ni arrière-pensées, et là le plus petit d'entre nous voit à sa portée.
Il est une septième sorte
de repos, dont il est difficile de parler, parce que les mots
ne peuvent l'exprimer; ce sont seulement des signes qui peuvent à peine
en donner une faible idée. Ce repos, c'est celui qui vient de la simple
pensée de Dieu, ou plutôt c'est là simple pensée de Dieu elle-même. Parfois,
les magnifiques climats du midi nous offrent des scènes dont la beauté
ravissante captive tellement notre esprit, notre cœur et nos sens, que
nous tombons dans une sorte d'extase, et que, sans chercher à comprendre
ce qui fait l'objet de notre admiration, nous jouissons en silence de
ce beau spectacle. C'est ainsi qu'un homme, errant sur les flancs de l'Etna,
peut s'asseoir sur la délicieuse colline de Taormina, à l'ombre d'un arbre
touffu, et jeter les yeux sur le panorama qui se déroule à ses pieds.
Tout ce que les bois et l'eau, les rochers et les montagnes, un ciel étincelant
et une atmosphère transparente possèdent de puissance, de magie, tout
est là, avec les grands souvenirs de l'histoire qui planent sur cette
belle nature. C'est une sensation dont on ne se rend pas compte et qu'on
ne peut expliquer; nous sommes captivés par une beauté qui nous maîtrise,
et il suffit d'y penser pour nous sentir inondés de bonheur et de joie
pendant des heures entières. C'est là une bien faible image du repos qu'on
trouve dans la glorieuse pensée de Dieu, cette pensée qui efface toutes
les autres pensées. C'est un repos qui suffit en lui-même, non-seulement
parce que Dieu est tout-puissant, parce qu'il est la sainteté même, la
sagesse par excellence, non parce qu'il est notre Père et qu'il se rapproche
de nous, mais purement et simplement parce qu'il est Dieu. Un plus long
discours ne rendrait pas ma pensée plus claire; Dieu nous accorde quelquefois
ce repos, et alors nous savons combien il est doux; à travers cette céleste
atmosphère, plus claire l'air de Sicile, plus limpide que la fontaine
d'Arethuse, nos luttes et nos fatigues nous paraissent douces et délicieuses.
Mais, quelle que Soit la mesure dans laquelle Dieu nous envoie cette espèce
lumière, il est constant que tel est l'état normal de notre vie spirituelle
: lutte et fatigue. et non-seulement après ces épreuves, mais alors même
qu'on les subit, vient le jour du sabbat pour le peuple de Dieu, car il
se repose dans les langueurs de l'amour ici-bas, en attendant qu'il se
repose à jamais dans le sein du Père Éternel.
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